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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/230

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LE BERGSONISME

ajouter, comme étant le caractère spécial de ma philosophie, que je cherche partout à arriver au fondement des choses, et que je ne suis pas satisfait tant que je n’ai pas atteint la suprême réalité donnée. Cela provient d’un instinct naturel qui me met à peu près dans l’impossibilité de me contenter d’une connaissance générale et abstraite, par conséquent indéterminée, de me satisfaire avec de simples notions, à plus forte raison avec de simples mots ; il me pousse en avant jusqu’à ce que j’aie devant moi, dans sa nudité, la base finale toujours intuitive de toutes les actions et propositions. Je dois alors ou la laisser subsister comme phénomène primordial, ou, s’il est possible, la résoudre en ses éléments, poursuivant en tout cas son essence jusqu’à son extrême limite. À ce point de vue on reconnaîtra un jour, mais pas de mon vivant, naturellement, que la façon dont les philosophes antérieurs ont traité ce sujet est plate auprès de la mienne. » Évidemment on n’imagine pas M. Bergson écrivant de cette encre. Ce sont pourtant, et de façon très précise, au moins autant que celles de Schopenhauer, les qualités de sa philosophie. Même cette épithète de plat, que Schopenhauer assène sur les philosophies autres que celle de l’intuition, n’est pas tout à fait dénuée de sens. Une philosophie conceptuelle paraît vivre dans un espace à deux dimensions, et dès qu’on se place à un intérieur intuitif et vivant on rétablit la troisième dimension.

La parenté intérieure des systèmes se traduit enfin par l’analogie des images. Schopenhauer, comme M. Bergson, appartient à la race des philosophes dont la pensée se dépose naturellement en images. Si on dressait, ce qui serait facile, un catalogue des images chez les deux philosophes, je crois qu’on les verrait coïncider dans leurs directions générales. Parfois les mêmes pensées se traduisent par les mêmes comparaisons. « Si fine que soit la mosaïque, dit Schopenhauer, les pierres en sont nettement distinctes, et par conséquent il ne peut y avoir de transitions entre les teintes. De même on aurait beau subdiviser à l’infini les concepts : leur fixité et la netteté de leurs limites les rendent incapables d’atteindre les fines modifications de l’intuition. Cette même propriété des concepts, qui les rend semblables aux pierres d’une mosaïque, et en vertu de laquelle leur intuition reste toujours leur asymptote, les empêche aussi de rien produire de bon dans le domaine de l’art[1]. » Ainsi, dans l’Évolution Créatrice, l’image

  1. Le Monde…, t. I, p. 61.