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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/232

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LE BERGSONISME

traire il paraît avoir vécu familièrement, non plus par devoir, mais bien par inclination et sympathie, avec les écrivains philosophiques anglais. Les affinités de son génie philosophique avec celui de Berkeley sont évidentes (je ne parle pas des systèmes) : cette pureté originelle d’une intuition que la philosophie empâte, épaissit, obscurcit, il l’entend du monde psychique comme Berkeley l’entend du monde physique.

Ces analogies entre Berkeley et M. Bergson ont été mises en une excellente lumière par M. René Berthelot. Ce qu’il dit du parallélisme entre le mouvement de l’Essai à l’Évolution Créatrice d’une part, de la Nouvelle théorie de la vision à la Siris est ingénieux et assez juste. Seulement, là encore, il s’agit d’une communauté d’élan vital et non d’une influence.

Mais aucun philosophe anglais ne tient, aux sources de la pensée de M. Bergson, une place plus importante que Spencer. La philosophie française dont M. Bergson avait reçu la tradition à l’École Normale, si fortement imbue de Kant et du kantisme, devait lui paraître un peu formaliste et d’une dialectique souvent inopérante. Le contact avec la grande, confiante et naïve synthèse de Spencer, était utile comme contre poids à la pensée française d’alors, mais utile aussi comme excitation à dépasser, en la soumettant au contrôle d’un familier de Descartes, de Leibnitz et de Kant, une doctrine si manifestement, si innocemment étrangère à la tradition philosophique. À la philosophie de l’évolution il ne manquait que de la philosophie vraie et de l’évolution vraie. L’une et l’autre étaient remplacées par un tableau superficiel et clair de l’évolué.

La critique de Spencer, faite par M. Bergson dans les dernières pages de l’Évolution Créatrice, est définitive, et il n’y a plus à y revenir. Ce qu’elle présente de plus remarquable, c’est la manière dont M. Bergson rattache les illusions de Spencer aux illusions fondamentales de l’esprit humain ; l’évolution est constituée chez le philosophe anglais avec des fragments de l’évolué, de la même façon que le mouvement est fait pour Zénon des parties de la ligne qu’il a tracée en s’accomplissant. Dans l’évolutionnisme M. Bergson a réintégré le pourquoi de l’évolution, c’est-à-dire la création, comme dans la théorie du mouvement il a réintégré le comment du mouvement, c’est-à-dire la durée.

Certes la matérialité de certaines doctrines spencériennes a pu passer, plus ou moins modifiée, dans la philosophie de M. Bergson.