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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/234

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LE BERGSONISME

flexion, mais simplement d’une aptitude à retenir les faits d’une valeur générale et à laisser tomber les autres. Une pareille candeur n’est pas propre en effet à faire un front soucieux. Il se voit que la philosophie de Spencer vient toute seule. Mais les poètes comiques d’Athènes se moquaient de Platon, « au front ridé comme la coquille d’une huître ». La philosophie des vrais philosophes est une philosophie sérieuse et tendue, avec du poids, des rides, un effort. C’est une pente à remonter, une tension à maintenir, et M. Bergson a exposé profondément la nécessité de ce travail et de cette tension. Peut-être le spectacle de la « détente » spencérienne ne lui a-t-il pas été ici inutile. À un jeune garçon qui débutait dans l’alpinisme, on disait que le sac à porter était surtout pénible au commencement, mais qu’il s’y habituerait vite et qu’il finirait par ne plus le sentir. Un jour, pendant une marche, il poussa un cri de triomphe : C’est tout de même vrai ; maintenant je ne sens plus mon sac ! Et tout le monde de rire, car le sac il l’avait simplement oublié à la halte. Spencer non plus, ni sa théorie de l’évolution, ne sentent la lourdeur du sac, et pour la même raison. Mais dans la troupe en marche des philosophes ces novices rendent des services à leur façon, qui est parfois la meilleure.

Le métaphysicien, chez M. Bergson, s’est éveillé relativement tard. Mais avant qu’il ne s’éveillât, la métaphysique était au moins dans ses rêves. Il ne l’a produite à la lumière que lorsqu’il l’a vue se dégager de recherches précises, sur des points discontinus, qui ne se sont reliés que par un discours et une synthèse a parte post ; mais il ne se peut pas qu’il n’ait été, dans sa jeunesse, sous l’influence de la métaphysique d’autrui, ni qu’il ne lui ait demandé des secours pour penser, ou tout au moins pour imaginer. Il a subi les suggestions persuasives et douces de Ravaisson, qui était entre 1880 et 1890 une sorte de patriarche de la philosophie, et auquel il succéda à l’Académie des sciences morales et politiques. Dans une notice sur son prédécesseur il écrit de la dernière partie du Rapport : « Nulle analyse ne donnera une idée de ces admirables pages. Vingt générations d’élèves les ont sues par cœur. Elles ont été pour beaucoup dans l’influence que le Rapport exerça sur notre philosophie universitaire, influence dont on ne peut ni déterminer les limites précises, ni mesurer les profondeurs, ni même décrire la nature, pas plus qu’on ne saurait