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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/238

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LE BERGSONISME

l’Essai, mes premières études philosophiques, il était entendu que ce livre comptait et apportait des précisions sur trois problèmes. D’abord, par une discussion très claire, il mettait définitivement hors de cause la psycho-physique : la théorie de Fechner continuait, et continue peut-être encore, à faire le sujet d’une leçon de psychologie aux environs de la Toussaint, et c’est à l’aide de l’Essai que les professeurs, de mon temps, la réfutaient généralement. En second lieu, il était entendu qu’à M. Bergson étaient dues des distinctions de quantité et de qualité, de multiplicité par juxtaposition et de multiplicité par fusion, qui aidaient à saisir avec plus de justesse et de finesse la nature des faits psychologiques. Enfin on s’intéressait à sa doctrine sur la liberté, tout en la jugeant incomplète et en lui reprochant d’avoir ramené la liberté à la spontanéité. On peut croire cependant que l’impression faite par cette dernière partie était plus forte qu’il ne semblait, car la thèse de M. Bergson fut le dernier des livres universitaires sur le problème de la liberté. La discussion par laquelle l’Essai montrait que ce problème impliquait des données illusoires fit réfléchir ceux qui l’eussent tenté, et eut au moins une influence inhibitrice.

Matière et Mémoire est certainement celui des livres de M. Bergson qui lui a coûté le plus d’efforts et qui présente le plus riche poids de substance et de conséquences. Lorsqu’il parut en 1895 il ne trouva aucun écho. Personne ne comprit. On vit là un mélange déroutant d’expérience précise et de spéculation métaphysique, une juxtaposition singulière de pages à la Ribot et de pages à la Ravaisson. Cependant les médecins furent frappés de la discussion sur les localisations et l’aphasie : le docteur Lespine de Lyon, et plus tard le docteur Pierre Marie (celui-ci en dehors de toute influence de M. Bergson et reprenant à pied d’œuvre les recherches de Broca[1]) mirent la question à l’étude dans leur enseignement et leurs recherches. Les philosophes sont hommes, et n’aiment guère se déjuger : un peu, de l’hostilité que M. Bergson rencontra dès lors dans des milieux phi-

  1. Le développement de la physiologie et de la psychologie sur les questions soulevées par Matière et Mémoire paraît avoir été autonome. Les travaux par lesquels Morat, Brodmann, Marie, ont ruiné la doctrine des centres unitaires et fixes, du moins pour les fonctions psychique supérieures, s’accordent avec le bergsonisme et n’en dérivent pas. Il n’en est pas de même du livre intéressant et suggestif d’un médecin philosophe, le Dr Charles Blondel, sur la Conscience morbide, écrit sous l’influence bergsonienne.