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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/241

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LE MONDE QUI DURE

des sciences positives par l’influence de M. Bergson et par ses appels à l’intuition. Peut-être M. Bergson perçut-il autour de lui — par intuition ! — une vague désapprobation ; en tout cas il protesta avec énergie et demanda qu’on lui montrât, dans tout ce qu’il avait écrit, une ligne qui présentât ce sens absurde. L’intuition étant en outre le domaine plus particulier des femmes, le bergsonisme fut classé, par des gens qui l’ignoraient superbement, dans ce qu’on appelait le romantisme féminin, de quoi la presse nationaliste, croyant le Capitole en péril, mena, quand M. Bergson se présenta à l’Académie, grand tumulte.

Mais en même temps l’appareil de précision et de démonstration qui soutient les livres de M. Bergson, les concepts et les mots qui constituent la matérialité de son mouvement et de ses directions, provoquaient les philosophes à ce que plusieurs considèrent comme la raison même de leur métier : un tournoi dialectique. Si les réfutations tuaient une doctrine, aucune ne serait plus morte que le bergsonisme, car aucune n’a été réfutée, du vivant de son auteur, en autant et de si gros livres. Et si on ne réfute que les doctrines qui valent la peine qu’on emploie sa force à penser contre elles, aucune n’a été élevée à plus d’honneur. En France les réfutateurs du bergsonisme sont partis de trois places d’armes. Deux d’entre elles se crurent d’ailleurs provoquées par la dernière phrase de l’Évolution Créatrice sur les deux scolastiques.

La philosophie universitaire releva le gant. Pour des raisons complexes et qu’il est inutile d’exposer ici, mais dont la principale consiste évidemment en un conflit d’idées pures, la philosophie de M. Bergson était considérée par certains philosophes connus avec une défiance irritée. Ceux qui comptaient alors étaient des esprits distingués, de formation kantienne et néo-criticiste. (Je laisse de côté le spiritualisme officiel dont quelques débris subsistèrent jusqu’à la fin du XIXe siècle.) Il était tout naturel que la philosophie de M. Bergson, dont les affinités avec celle de Schopenhauer sont certaines et la place dans l’élan vital des doctrines post-kantiennes assez symétrique de celle-ci, ait trouvé devant elle quelque chose d’analogue aux bataillons de hegeliens qui firent front pendant si longtemps contre l’auteur du Monde comme Volonté. La « philosophie de table d’hôte » de Schopenhauer, la « philosophie pour belles dames » de M. Bergson, cela aussi, dans les polémiques de l’École, s’équilibre élégamment. L’expert bénévole qui, dans un esprit strictement