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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/245

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LE MONDE QUI DURE

scientifiques fragmentaires en les isolant de l’esprit et des méthodes qui leur donnent leur signification[1] ». C’est très curieux. « Je méprise un fait » disait le premier de ces spiritualistes, Royer-Collard. Pareillement M. Berthelot mépriserait-il ce que M. Bergson tient en haute estime, les conclusions scientifiques « fragmentaires », c’est-à-dire les conclusions sur un ordre de faits, ou même sur un fait ? Ce qui compte pour lui, ce n’est pas cela : c’est « l’esprit et les méthodes » qui donnent sa « signification » au fait, c’est-à-dire un ensemble dogmatique, tout ce que représente la majuscule religieuse et déifiante de la Science. Ainsi les médecins de Molière n’admettent pas que la « conclusion » d’une cure, individuelle et donc « fragmentaire », fasse tort à l’esprit et aux méthodes de la médecine, c’est-à-dire à la Médecine : le mauvais malade est celui qui guérit ou qui meurt contre les règles, et le bon malade celui qui meurt ou qui guérit selon les règles. En réalité les conclusions scientifiques fragmentaires, c’est tout ce que peut apporter l’homme qui fait œuvre précise de science. « L’esprit et les méthodes qui leur donnent leur signification » c’est ce qu’aperçoit, savant comme Claude Bernard ou philosophe comme Kant ou Bergson, l’intelligence qui considère, de l’extérieur et dans leur ensemble, en s’attachant à leurs analogies, à leurs différences et à leurs rapports réciproques, ces conclusions fragmentaires. Cet esprit et ces méthodes paraissent à M. Berthelot, un absolu. Ils sont, pour M. Bergson, une coupe dans l’activité créatrice générale.

Ces disputes sur l’absolu prennent figure de dispute absolue. L’idéalisme rationnel de M. Berthelot est, d’un côté, de nature scientiste, de l’autre, de nature dialectique. Rapporter la science à une certaine fonction de la connaissance et de la réalité, distinguer d’autres fonctions, lui paraît aussi vain que l’est le polythéisme pour un monothéiste. D’autre part, la solution d’un problème par la dialectique lui paraît décisive. C’est ainsi qu’il y a, selon lui, chez M. Bergson comme dans la théologie, contradiction entre la liberté créatrice absolue de l’élan vital et la liberté humaine. Comme si la question agitée par les théologiens, c’est-à-dire par des dialecticiens, se posait du point de vue des mystiques, ou simplement d’un chrétien vivant, possédant le sentiment vif interne de Dieu et de l’homme ! Ces insolubles difficultés logiques sont des arrêts, des ralentissements, ou une

  1. Le Pragmatisme chez Bergson, p. 249.