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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/265

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CONCLUSION

à Nietzsche et à James, on voit circuler la même flamme et se prolonger le même dialogue, né dans les rues d’Athènes et les jardins d’Académus. Dialogue où le dogmatisme et le scepticisme n’apparaissent que comme les longues et les brèves d’un unique vers harmonieux, sur le thème infiniment varié du Connais-toi ! Dialogue qui d’ailleurs ne se suffit pas plus à lui-même que l’Académie, et qui implique ces partenaires, le Lycée, le Cynosarge, le Portique, le jardin d’Épicure, — les grands systèmes dogmatiques, — les grands partis des philosophies ancienne et moderne, — française, anglaise, allemande, italienne, américaine ; mais qui les dépasse en ceci : qu’il représente et conserve, comme un sel marin et comme un oxygène, l’esprit même de la recherche, le schème dynamique de la philosophie. Enlevez de la philosophie ce dialogue socratique de l’homme moderne avec lui-même que sont les Essais de Montaigne. Vous n’en aurez rien ôté de solide. Il n’y manquera aucun des grands systèmes monumentaux. Et pourtant comme tout paraîtra lourdement transformé ! Ce sera un changement de climat : cet air léger du matin, ce ciel nuancé et doux des pays tempérés auront disparu. Et si, après Montaigne, vous supprimez tout ce fleuve frais dont il n’est qu’un moment, les systèmes ne se lèveront plus que comme des villes mortes dans un désert.

La vraie philosophie d’Occident ne va pas sans ce dialogue. Mais le criticisme kantien, l’idéalisme hegelien, le relativisme et l’évolutionnisme anglais, le pragmatisme et la pluralisme américains, le bergsonisme français nous amènent plus particulièrement à donner une place importante à ce fleuve du dialogue éternel, à voir en lui, pour le philosophe, ce que le Nil est pour l’Égyptien. Jusqu’alors le dialogue figurait comme un moment, comme un mode de la connaissance et de l’attitude de l’homme devant les choses. La succession, la relativité, la probabilité, le doute, le progrès que le dialogue impliquait étaient des moments et des états de l’esprit, mais non de la réalité ; ils marquaient seulement les détours et les approximations auxquels est contrainte notre infirmité. Mais le dialogue prend un tout autre caractère, une tout autre valeur quand nous l’apercevons placé au cœur même de la réalité, quand il se confond avec l’élan vital lui-même, élan vital de la philosophie, élan vital de la nature, élan vital de Dieu. Le dialogue, c’est la pensée qui se conforme à ces deux faits : que nous vivons dans le temps, et que le monde où nous cherchons la vérité implique une pluralité d’individus, une diversité d’intelli-