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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/32

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entière, sur le tableau de l’instinct. La zône d’intelligence qui, chez les animaux supérieurs, entoure l’instinct est peu de chose si on la compare aux profondeurs, aux substructions d’instinct qui chez l’homme soutiennent l’intelligence. Et si l’intelligence n’apparaît vraiment qu’avec l’outil, constatons qu’il y a eu dans la nature, jusqu’à l’apparition de l’homme, une horreur de l’outil analogue à ce que l’ancienne physique appelait l’horreur du vide. Ce que M. Bergson dit ici de l’intuition s’applique à l’instinct : « L’intuition est l’esprit même, et, en un certain sens, la vie même : l’intelligence s’y découpe par un processus imitateur de celui qui a engendré la matière. Ainsi apparaît l’unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu’en se plaçant dans l’intuition pour aller de là à l’intelligence, car de l’intelligence on ne passerait jamais à l’intuition[1]. » Et ce πρότερον λόγῳ (proteron logô) de l’intuition et de l’instinct n’implique-t-il pas, surtout dans une philosophie de la durée, un πρότερον χρόνῳ (proteron chronô) ?

Et cependant l’intelligence a beau être autre chose que l’instinct, elle appartient à une même nature vivante, elle cherche à résoudre le même problème. La vie doit toujours commencer, d’une certaine façon, à épouser le courant de descente qu’est la matière, et nous n’avons pas idée de ce que pourrait être la vie en dehors de cette condition nécessaire. Elle l’épouse pour arriver à le dominer. Mais « de ce qu’un orateur adopte les passions de son auditoire pour arriver ensuite à s’en rendre maître, on ne conclura pas que suivre soit la même chose que diriger. Or la matière vivante paraît n’avoir d’autre moyen de tirer parti des circonstances que de s’y adapter d’abord passivement : là où elle doit prendre la direction d’un mouvement, elle commence par l’adopter. La vie procède par insinuation[2] ». Ainsi l’intelligence a d’abord adopté une direction de l’instinct, l’outil a d’abord été un simple prolongement de la main et du bras, comme la vision s’est accrochée à la fonction trophique de la tache pigmentaire. L’avantage de l’intelligence ne s’est d’ailleurs révélé que très tard, « lorsque l’intelligence, ayant porté la fabrication à son degré supérieur de puissance, fabrique déjà des machines à fabriquer[3] ». c’est-à-dire quand à l’âge des organes artificiels (massue, pierres) succède celui des organismes artificiels (machines). La massue est encore un organe, le levier est déjà un organisme.

  1. L’Évolution Créatrice, p. 291.
  2. Id., p. 77.
  3. Id., p. 153.