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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/36

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LE BERGSONISME

S’il n’y a de réalité que le mouvement, dire que l’intelligence pense l’immobile, c’est dire qu’elle pense des arrêts. Elle ne pense la vie que comme l’arrêt de la vie. Les mathématiques qui sont la limite idéale de l’arrêt, qui sont cet arrêt élevé à l’absolu, même et surtout dans le calcul des « fluxions » deviennent la forme de pensée naturelle à l’intelligence parce qu’elles sont le schème naturel de l’action, — naturel à l’intelligence en tant qu’elle pense la matière. Elles réfléchissent à l’intelligence son action possible, et en droit illimitée, sur la matière. Mais quand l’intelligence s’efforce de penser la vie, elle ne pense que des arrêts de la vie. Considérant la vie dans ces arrêts, elle la voit présenter une tranche de complication infinie, se résoudre en un ordre qui parait merveilleux et l’œuvre d’un ouvrier admirable. D’où l’illusion finaliste. Mais cette idée même de l’ouvrier admirable, du grand horloger ou du grand architecte, nous éclaire et nous instruit. Dès que nous avons arrêté la vie, elle nous a offert une coupe, une surface qui réfléchissait exactement notre action possible, l’action par laquelle nous l’aurions créée si elle avait été notre œuvre, c’est-à-dire l’œuvre d’une intelligence. L’Ève Future de Villiers de l’Isle-Adam apporterait ici un secours à la philosophie. Nous imaginons le corps humain créé par un sorcier qui ne diffère du sorcier de Menlo-Park que par une habileté infiniment plus grande ; et, demeurant sur le seul plan de l’intelligence, nous arriverions presque à identifier Alicia Clary et Hadaly. La vie devient toujours, sous les doigts de l’homo faber, du travail d’ouvrier, comme les mets devenaient de l’or sous les doigts de Midas. Elle devient ce travail de l’ouvrier dès que nous l’arrêtons. Mais cette immobilité n’est point la réalité de la vie, elle n’est qu’un plan d’action, une figure d’action, une idée d’action, elle est dans notre action comme le jaune répandu sur les objets est dans l’œil de l’ictérique. Si ces immobilités nous font l’effet d’une réalité positive, c’est que nous appelons réalité positive la réalité qui va dans le même sens que notre action, la réalité d’une action possible, le contraire de la réalité de mouvement qui porte la vie.

Enfin l’intelligence, ne pouvant penser que l’immobile, le pense dans un espace homogène qui est la limite même et comme l’absolu de cette immobilité. Le plus merveilleux pouvoir de l’intelligence, celui qui la manifeste comme l’avant-garde, la pointe et la force de la vie, ce n’est pas tant ce qu’elle fait que ce qu’elle croit pouvoir faire, ce n’est pas tant sa création que son pouvoir créateur, ce n’est pas tant ce qu’elle réalise que ce qu’elle imagine. L’intelligence vraie n’est pas le lieu