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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/42

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LE BERGSONISME

actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses[1]. » Mais ce plan ne nous serait pas renvoyé s’il y avait dans la matière un obstacle à ce qu’il le fût ou seulement un penchant à former cet obstacle. Il ne nous serait surtout pas renvoyé avec ces surfaces et ces arêtes par les corps des êtres vivants, si ces corps n’étaient encore autre chose que le plan de nos actions éventuelles, à savoir le centre d’actions réelles. Il nous faut remettre dans le bergsonisme plus de complexité, et, comme disait Mallarmé, plus d’obscurité, après avoir été jusqu’au bout de ce grand effort de classification, et, dans un certain sens, de solidification, que M. Bergson a dû et su appliquer à son exposé. Le corps vivant, dit-il, « n’a qu’à braquer ses organes sensoriels sur le flux du réel pour le faire cristalliser en formes définies et créer ainsi tous les autres corps[2] ». Sauf les corps vivants, qui n’ont pas attendu pour prendre des formes définies que nos organes aient été braqués sur eux. Mais voyons-nous dans la nature beaucoup d’autres corps isolés, c’est-à-dire solides, que les corps vivants ? Les cristaux, qui sont les types de corps matériels isolés, nous paraissent présenter déjà par là même certains caractères (continués par d’autres propriétés) des êtres vivants. Ce n’est pas un hasard si les premiers physiciens, les Ioniens, dans leur réflexion sur la nature, avaient tout ramené à des fluides. Même pour nous qui sommes terrestres (et à plus forte raison pour les animaux aériens et aquatiques) le monde où nous vivons est un monde de fluides. En revanche il n’existe pas d’êtres vivants qui soient absolument fluides. Tout corps organisé comporte une enveloppe solide, à l’intérieur de laquelle se trouvent ses éléments fluides. Nous appelons solide ce qui donne une prise à notre action, mais n’appelons-nous pas aussi solide ce qui empêche notre action, c’est-à-dire la matière sous ses aspects de résistance et d’impénétrabilité ? Le fluide au contraire est la matière qui ne résiste pas et que nous croyons pénétrer, le milieu de notre action. Seulement on peut définir les solides comme des points de repère et des points de repos, non des milieux d’action mais des buts d’action. L’intelligence « se représente des buts à atteindre, c’est-à-dire des points de repos[3] ». Elle ne se représente pas le mouvement, bien qu’elle soit mouvement (et même parce qu’elle est mouvement). Elle ne se représente pas l’action

  1. Évolution Créatrice, p. 12.
  2. Id., p. 13.
  3. Id., p. 324.