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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/46

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LE BERGSONISME

nomène de la vision un fait crucial. Il s’agit non pas d’expliquer la vision en physicien, mais d’expliquer, en biologiste philosophe, l’existence d’organes analogues, très compliqués, sur des lignes d’évolution extrêmement éloignées, par exemple l’œil du Peigne et l’œil d’un Vertébré supérieur. M. Bergson n’a pas de peine à montrer qu’on ne peut expliquer cette analogie ni par la théorie darwinienne de la sélection naturelle, ni par l’influence directe des conditions extérieures, ni par l’adaptation progressive. Et il remarque que dans un organe comme l’œil deux choses en apparence contraires sont également frappantes : la complexité de la structure et la simplicité du fonctionnement. Mécanisme et finalisme font dépendre la seconde de la première, le fait simple de l’assemblage des parties. L’un et l’autre sont également guidés par l’intelligence mécanicienne. L’esprit humain a été conduit aux deux points de vue « par le spectacle du travail de l’homme[1] ». Mais tout change si du point de vue du travail de l’homme nous passons au point de vue de la nature. « L’œil, avec sa merveilleuse complication de structure, pourrait n’être que l’acte simple de la vision, en tant qu’il se divise pour nous en une mosaïque de cellules dont l’ordre nous semble merveilleux une fois que nous nous sommes représentés le tout comme un assemblage[2]. » L’œil nous apparaît produit, au cours de la série biologique, par une sorte de marche à la vision, impliquée dans l’élan vital et dans ce fait que, la vie « étant une tendance à agir sur la matière brute » et cette action admettant un choix, une représentation de plusieurs possibles, ces possibilités d’action doivent être dessinées avant l’action, dans la perception. « Les contours visibles des corps sont le dessin de notre action éventuelle sur eux. La vision se retrouvera donc, à des degrés différents, chez les animaux les plus divers, et elle se manifestera par la même complexité de structure partout où elle aura atteint le même degré d’intensité[3]. » La réalité étendue, ici comme ailleurs, se ramène, du point de vue de la vie, à une réalité intensive et qualitative. La complexité de structure n’est que l’apparence que prend pour l’intelligence mécanicienne l’intensité de l’acte simple.

C’est ainsi que Berkeley trouvait, dans ce même point de vue immédiat et intérieur de la vie, un moyen d’éliminer le finalisme. La matière, selon lui, ne peut être un instrument de Dieu. Car la notion d’instru-

  1. Évolution Créatrice, p. 97.
  2. Id., p. 98.
  3. Id., p. 105.