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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/68

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LE BERGSONISME

l’explique, personne, pas même l’artiste, n’eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu’il fut produit, hypothèse absurde qui se détruit d’elle-même. Ainsi pour les moments de notre vie dont nous sommes les artisans. Chacun d’eux est une espèce de création[1]. » Il ne l’est que dans une certaine mesure, comme l’œuvre d’art elle-même. Le mécanisme, la routine, le prévu, l’encrassent si facilement ! Si vite nous abandonne l’étincelle de génie artistique que tout homme probablement apporte, et si vite nous devenons de purs artisans ! Nous perdons alors, avec notre nature, cela même qui est en nous l’image de la nature créatrice. « Perdre sa nature, dit Anatole France, c’est le crime irrémissible, c’est la damnation certaine, c’est le pacte avec le diable. »

Mais l’artiste lui-même ne l’exprime qu’en la perdant en partie. L’élan vital se traduit par des formes dont le double caractère est de ne jamais l’épuiser, et de constituer leur matière par un simple arrêt de leur action génératrice. Or ce sont les caractères mêmes du génie artistique. Ses créations ne l’épuisent pas, mais il ne crée réellement ses formes que par une certaine interruption de son courant créateur. « Les lignes originales dessinées par l’artiste ne sont-elles pas déjà, elles-mêmes, la fixation et comme la congélation d’un mouvement[2] ? » Certes la création artistique est généralement une joie. Mais au-dessus de cette joie l’artiste en conçoit une où il réunirait les deux natures contradictoires du créateur et du contemplateur, où il jouirait librement de ce mouvement, sans être obligé de l’incarner dans des formes, de le durcir et de le faire durer. La composition torrentielle et presque panique du Satyre dut être pour Hugo une joie magnifique, mais le satyre lui-même donne l’idée d’une joie supérieure, celle de l’élan vital pur, dans la magie de son acte créateur, et qui ne s’appuie sur aucune matérialité, si ce n’est, à peine, celle de la flûte de Mercure et de la lyre d’Apollon, brisées bientôt dans ses doigts terribles. Le satyre c’est le génie même de Hugo, moins les nécessités de la fabrication et de la matérialité ; c’est le génie pur, consubstantiel à l’élan pur de la vie.

Si l’art n’existait pas, notre esprit serait peut-être enfermé sans issue dans le mécanisme et le finalisme, n’ayant que le choix entre ces deux aspects de la fabrication ; le mécanisme, produit de cette

  1. Évolution Créatrice, p. 7
  2. Id., p. 260.