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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/79

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LE MONDE QUI DURE

scientifiques, sur les mots actions possibles, mais sur le mot monde : un monde qui se suffit presque à lui-même et qui pourrait devenir le substitut de l’autre, ou plutôt le supérieur de l’autre puisqu’il exprime l’indétermination, la liberté dont la recherche donne sa nature et ses directions à l’élan vital[1].

Reprenons la même filière. La construction de l’œil implique la tendance de l’élan vital à élargir le champ de notre perception, à lui faire saisir à la fois un plus grand nombre d’objets, afin de la placer dans un courant plus souple d’indétermination et de lui présenter une plus large abondance de choix. La main de l’homme fabricant d’outils participe à cette souplesse. Comme la fameuse queue attribuée par la caricature au fouriérisme, elle porte presque un œil au bout. L’homme est intelligent non seulement parce qu’il a une main, mais parce que la main et l’œil forment chez lui par leur croisement la trame de son intelligence, par leur endosmose la substance de sa nature inventive et mécanicienne. L’intelligence l’amène à une indétermination et à un choix dont rien dans la nature n’approchait jusqu’alors. L’indétermination, le choix, sont la condition de l’acte. Mais — et c’est un des dangers de l’intelligence — leur richesse même peut les empêcher d’aboutir à l’acte. L’indétermination peut se prendre pour fin, et, comme un héritier comblé, n’employer son opulence qu’à cesser d’agir. Le génie critique d’un Sainte-Beuve, d’un Renan, d’un Anatole France, est construit, comme au mi-flanc heureux d’une colline ensoleillée, sur cette pente de l’intelligence. Mais chacun de nous peut retrouver cette pente dans la nature humaine la plus commune : c’est la pente de la rêverie, qui se confond si facilement avec celle de la paresse. Dans la rêverie nous nous abandonnons passivement au monde des possibles, nous maintenons en nous une indétermination qui refuse de conclure. M. Bergson a écrit une

  1. Le jour où je corrige les épreuves de cette page, je lis dans la N. R. F. du 1er juin 1923 ces lignes de Marcel Proust : « Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permettraient de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien, car, si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers, avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils nous volons vraiment d'étoiles en étoiles. »