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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/90

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LE BERGSONISME

vrai dire une force de la nature (comme Shakespeare, Michel-Ange, Hugo), mais une force de l’intelligence.

Troisième caractère du rire : le rire est social. Non seulement nous ne rions que des hommes, mais nous ne rions guère qu’avec des hommes. Un homme qui rit tout seul est lui-même ridicule. En revanche un groupe de jeunes gens ou de jeunes filles, à la promenade ou à une table de café, éclatera de rire prolongé sans motif apparent, et simplement pour dépenser un capital de santé physique et de conscience collective. Le rire du théâtre, le risus scholasticus, celui de la chambrée, sortent du groupe et non de l’individu.

Pourquoi un homme qui rit seul est-il ridicule ? On pourrait emprunter l’explication au principe que nous avons déjà éclairci, dire, qu’un homme qui rit seul nous offre un passage du vivant au mécanique, puisqu’ignorant pourquoi il rit nous ne connaissons de son rire que les contractions de son visage. Mais nous rions aussi bien d’un homme qui parle tout seul, même si ce qu’il dit est très logique et si nous suivons clairement sa pensée. Ce n’est donc ni sur le parler ni sur le rire que porte ici le rire, mais sur le « tout seul ». On est ridicule d’employer seul un mécanisme qui a sa raison d’être dans un rapport social, dans une conscience collective.

M. Bergson définit le rire une brimade sociale. La brimade se retrouve à l’origine de toute société artificielle, sert de baptême à celui qui entre dans un groupe nouveau. Le mot par lequel on désigne dans les écoles l’effet heureux de la brimade est caractéristique : elle vous « assouplit le caractère ». Lisons qu’elle vous assouplit, comme un massage, à l’entrée d’une vie où vous apportez de la gaucherie et de la raideur, des mouvements maladroits et inadaptés. Or la brimade sociale qu’est le rire est destinée à nous donner de la souplesse sociale. La vie et la société exigent de nous tension et élasticité. « Toute raideur du caractère, de l’esprit, et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu’elle est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d’une excentricité enfin[1]. » La société, n’étant ici menacée que par un geste et un impondérable, ne répond aussi que par un geste, un impondérable, qui est le rire. La vie sociale implique un dressage, et le rire fait partie de ce dressage. Le bleu à la

  1. Le Rire, p. 20.