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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/96

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LE BERGSONISME

tragiques qu’en s’incorporant à lui, en passant dans la substance de son individu. Mais le vice comique ne s’incorpore pas aux personnages, il « jouera d’eux comme d’un instrument ou les manœuvrera comme des pantins ». Tandis que le personnage de drame existe par lui-même, le personnage de comédie existe par son vice, c’est-à-dire par son caractère. « Si je vous demande, écrit M. Bergson, d’imaginer une pièce qui s’appelle le Jaloux, vous verrez que Sganarelle vous viendra à l’esprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut être qu’un titre de comédie. » Notons d’ailleurs que lorsque Molière écrivit le Prince Jaloux sous forme de tragi-comédie, il connut le seul échec absolu de sa carrière dramatique. La tragédie de Vénus tout entière à sa proie attachée, c’est Phèdre, et Racine n’eût pu appeler sa pièce Amoureuse. Mais ce titre parut tout indiqué à M. de Porto-Riche quand il prit la femme en émoi d’amour comme un sujet de comédie, ou de quasi-comédie.

Ainsi le rire de Molière, le comique de Molière, la comédie de Molière sont installés dans l’art du XVIIe siècle comme dans leur lit naturel. Toutes les puissances de cet art tendent à réaliser la perfection de la comédie, à se traduire par le rire, par un grand rire non élémentaire et dionysiaque comme celui de Rabelais, mais clair, cristallin, apollonien, humain. Ce n’est pas seulement parlant contre le siècle, mais parlant contre son siècle que Bossuet a proféré le Væ ridentibus ! de l’Évangile, et montré, d’un geste théâtral, après le cadavre d’Henriette d’Angleterre dans la basilique de Saint-Denis, celui de Molière entre les médecins du Malade Imaginaire. Peut-être n’eût-il pas osé s’attaquer, du vivant de Molière, au comédien ordinaire du roi. Mais il était naturel que le prédicateur de l’Évangile dénonçât en Molière mort ce que les puissances d’immortalité avaient déjà fait de lui : le comédien ordinaire de l’humanité.

On a écrit souvent sur la philosophie de Molière. S’il y a une philosophie de Molière, elle ne saurait être que celle de la comédie. S’il y a une philosophie de la comédie, elle ne saurait être que celle de Molière.

Mais avant la philosophie de la comédie, il y a une philosophie du rire et du comique. Et la raison pour laquelle M. Bergson a écrit le Rire, c’est sans doute qu’ayant réfléchi à ce problème, il a constaté,