Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/135

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vingt-dix-huit volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros. Prenons garde de tomber dans le brimborion, on reviendrait ainsi tout doucement à la Cafetière de l’abbé Delille[1]. »

Une cafetière d’ailleurs très exotique. Dans le vieux Lyon, capitale des gourmands, on mentionnait au bas d’une invitation à dîner : « Il y aura une carpe à la Chambord. » Flaubert écrit à Feydeau : « Je mettrai des bordels d’hommes et des matelotes de serpent. Car, nom d’un petit bonhomme, il faut bien s’amuser un peu avant de crever. »

Évidemment, rien de mieux fait pour vous mettre en train que la matelote de serpent et le reste. La littérature est un chemin qui marche et qui vous mène à des aspects variés du plaisir, ou des idées qu’on se fait sur le plaisir. Ce qui n’empêche pas Flaubert d’écrire, et comme nous le comprenons ! « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage ! C’est là une thébaïde où le dégoût de la vie moderne m’a poussé. »

Et pourtant il est y parvenu, dans une certaine mesure, à cette humanité, il a dépassé la Cafetière en saxe et la vipère en matelote, il a pris sa tristesse à deux mains pour l’incorporer à Carthage, pour en animer sa Carthage, il est arrivé à faire vivre tout de même Salammbô. Il avait fallu à Madame Bovary le brassage et l’aération du voyage d’Orient. Écrite à Croisset sur une chaise longue d’accouchée laborieuse, elle avait été préparée et mise en train sur les grands chemins. De même le voyage que fit vers cette époque Flaubert en Afrique, pour chercher des paysages et l’archéologie, semble avoir fait circuler de façon bienfaisante le sang de ses créations. « Je crois que je vais arriver au ton juste. Je commence à comprendre mes personnages et à m’y intéresser. » Salammbô se met vraiment à vivre dans son âme, et ce n’est pas seulement le commis voyageur en Carthage qui écrit à Feydeau : « Ma drogue ne sera ni romaine, ni latine, ni juive. Mais je te jure de par les prostitutions du temple de Tanit que ce sera d’un dessin farouche et extravagant, comme dit notre père Montaigne. » C’est aussi l’artiste qui se voit posant, sur les deux étages inférieurs de la reconstruction historique et du style, la pointe de

  1. Correspondance, t. IV, p. 212.