Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/151

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ennuyeux parce que Frédéric en est le personnage », et qu’il est un personnage ennuyé et ennuyeux. Mais pourquoi la peinture de l’ennui serait-elle ennuyeuse ?

Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux…

Flaubert, qui se flatte d’avoir dans Salammbô porté fièrement le drapeau de la « doctrine », l’a, dans l’Éducation, quelque peu roulé dans son étui. Les éléments autobiographiques du livre font l’art moins impersonnel. Et je sais bien que déjà, dans Madame Bovary, une partie de l’intérêt venait de ce que Flaubert laissait transparaître de lui-même, et qu’on a mis, d’ailleurs arbitrairement, des noms sur presque tous les personnages. Mais pour l’Éducation on peut croire à ces mots de Maxime Du Camp : « Il a raconté là, très sincèrement, une période ou, comme il disait, une tranche de sa vie ; il n’est pas un des acteurs que je ne puisse nommer, je les ai tous connus ou côtoyés, depuis Frédéric, qui n’est autre que Gustave Flaubert, jusqu’à Mme Arnoux, qui est l’inconnue de Trouville transportée dans un autre milieu[1]. » Ajoutons que Mme Dambreuse est faite en partie d’après la propre maîtresse de Du Camp, Mme Delessert, la Vatnaz d’après une demoiselle de lettres qui s’en fâcha, que le surnom de la Maréchale évoque celui de la Présidente, Mme Sabatier.

C’est la vie de Flaubert, mais l’Éducation devient une grande œuvre d’art en faisant de cette vie la vie tout court : « Pourquoi ce livre-là n’a-t-il pas eu le succès que j’en attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison. C’est trop vrai, et, esthétiquement parlant, il y manque la fausseté de la perspective. À force d’avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d’art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or, rien de tout cela dans la vie ; mais l’art n’est pas la nature. N’importe ! Je crois que personne n’a poussé la probité plus loin[2]. »

On garde de l’Éducation l’image d’une génération humaine qui coule avec sa durée propre, d’une eau qui, en les confondant, emporte des hommes qui passent. Et c’est pourquoi

  1. Souvenirs littéraires, t. II, p. 469.
  2. Correspondance, t. VIII, p. 309.