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Cette quinzième année de Flaubert est décidément marquée d’un caillou noir. C’est en 1836 qu’il écrit Rage et Impuissance, histoire d’un homme enterré vivant qui meurt en blasphémant, histoire symbolique aussi : c’est, pense Flaubert, l’état même de l’homme ; nous nous tordons d’angoisse dans la prison naturelle, et, sous le couvercle social, nous n’avons pour consolation et pour orgueil que le blasphème.

On reconnaît le byronisme qui se respirait alors dans l’atmosphère littéraire. « Vraiment, écrit Flaubert en 1838, je n’estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un bonhomme ainsi placé dans le monde ! » Cette immense position, Flaubert essaie, en 1837, dans trois œuvres successives et de même inspiration, de la faire prendre par des êtres de son imagination, dont aucun, à vrai dire, n’a la moindre partie d’un « bonhomme ». La première, Rêve d’enfer, qui se passe dans le monde des démons, conte, au milieu d’une diablerie naïve, l’histoire d’un homme qui n’a pas d’âme, comme Schlemihl n’avait pas d’ombre. La seconde, Quidquid volueris, étale toutes sortes d’états de crime et de désespoir chez un être qui sans doute n’en a pas davantage, puisqu’il est le fils d’une femme et d’un singe. Et Passion et Vertu est le roman d’une femme passionnée, abandonnée par un homme sec et pratique (déjà Mme Bovary et Rodolphe) ; créature fatale et incandescente, qui finit par s’empoisonner. Les trois fois, Flaubert a voulu peindre des êtres incomplets et monstrueux, saisis par des passions exorbitantes qui ne laissent de possible que le crime et la mort, par un amour démoniaque qui tue et se tue lui-même. Il y a là-dessous un fond de désespoir juvénile intense, mais, dans ces clichés romantiques, il serait difficile de découvrir une note juste, un vrai butin littéraire.

Heureusement, cette note et ce butin, la même année, nous les trouvons ailleurs. En 1837, Flaubert est imprimé pour la première fois. Dans un petit journal rouennais, le Colibri du 30 mars, paraît Une leçon d’histoire naturelle, genre commis. C’est une physiologie de l’employé, imitée des « physiologies » qui étaient alors à la mode. Flaubert écrit, comme Rimbaud, ses Assis, et surtout il donne un premier crayon d’un personnage encore vague qui contient, virtuels, Homais et Bouvard.