Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/194

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rablement choisie par Flaubert, comme les grandes légendes ouvre d’infinies perspectives religieuses. Évidemment on voit, dans ce choix, la joie de dépouiller les bestiaires et les livres de vénerie du moyen âge. Mais il y a aussi la conscience d’un sujet plein de vérité profonde, à la fois occidentale et hindoue. Dans cette destinée du meurtre qui saisit Julien et le roule sur la pente tragique, nous reconnaissons l’humanité entière qui porte cela dans sa chair, et n’en peut être lavée que par une grâce surnaturelle. Depuis la goutte de sang de la souris jusqu’à l’assassinat de ses parents, Julien est pris dans le tourbillon de la fatalité qui ne lâchera pas parce que ce tourbillon est sa nature même, parce qu’il est notre nature. D’un côté une pente qui se descend, de l’autre une pente qui se remonte. L’homme qui se donne, après l’homme qui a tué, l’équilibre entre l’intensité de la pénitence et l’abondance du sang versé, le plateau plein de grâce qui compense peu à peu le plateau plein de meurtre, et sur lequel le lépreux transfiguré en Jésus-Christ, enlève au ciel le criminel transfiguré en saint.

Il n’y a peut-être pas dans la prose française de narration plus nourrie, plus ample et mieux tenue que celle de Saint Julien. Il semble que Flaubert l’ait écrite dans un état de grâce où les choses humaines prenaient une valeur absolue de symbole, où tout se déroulait, et le style lui-même, avec une nécessité fluide. « Il était en chasse dans un pays quelconque, dit Flaubert de Julien, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence, tout s’accomplissait avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves. » (Une phrase qui était déjà dans l’Éducation.) C’est bien cela : une existence qui, à force de plonger dans la nécessité absolue et nue de la nature humaine, prend l’apparence d’un songe. Dans cette détente de l’idée du style tout coule comme une eau puissante. On imagine une grande œuvre de Flaubert pensée et écrite ainsi, le contraire de l’Éducation et de Bouvard.

Ce qu’Un cœur simple est à Madame Bovary, ce que Saint Julien est à Saint Antoine, Hérodias l’est-elle à Salammbô ? Peut-être. Un des reproches principaux adressés par la critique à Salammbô, c’est de mettre en scène une époque perdue, détachée du système de la civilisation occidentale, et qui nous touche aussi peu qu’un morceau de planète étrangère. L’écolier distrait à qui on demande ce qu’il fait en classe répond qu’il