Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/219

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par tout son passé littéraire, tout son être intellectuel et moral. Supposons qu’au lieu d’employer ses dernières années à écrire Bouvard, Flaubert eût réalisé son projet de roman sur le second Empire ou sa Bataille des Thermopyles. Cela eût mieux valu probablement pour la majorité de ses lecteurs. Il eût fait des livres qui eussent plu davantage au public, et même, en somme, de meilleurs livres. Une Bataille des Thermopyles eût fourni à la critique une aubaine, un pain blanc de lieux communs nourrissants. Entre Salammbô et la Bataille des Thermopyles, il y eût eu la guerre de 1870 et la Commune, comme il y a eu cette même guerre et cette même Commune entre les œuvres philosophiques de Taine et les Origines de la France contemporaine. Flaubert, au lieu de saper les bases, les eût reconnues et assujetties. Et cette Bataille eût été peut-être le chef-d’œuvre populaire de Flaubert, son Enlèvement de la redoute.

Il eût mieux valu aussi pour Napoléon de s’en aller finir tranquillement en Amérique que d’aller souffrir à Sainte-Hélène. Mais, comme le dit Chateaubriand, la destinée d’un grand homme est une Muse ; la destinée de Napoléon tirait à l’inverse de sa fortune, l’a emporté sur elle, a donné en beauté logique à son être durable ce qu’elle a enlevé en bonheur à son être passager. La destinée d’un écrivain prend, elle aussi, figure de muse. Et l’œuvre de cette Muse consiste moins à lui faire réaliser des œuvres également parfaites qu’à établir de l’une à l’autre d’œuvres inégales une intelligente ligne de vie. Il fallait Bouvard et Pécuchet pour achever Flaubert, pour donner au fleuve son profil d’équilibre, pour le conduire à une fin selon lui-même, pour en faire le miroir d’une idée originale, et vivante, et vécue du monde. Tout en criant bien souvent qu’il fallait être fou pour écrire un pareil livre, il n’avait pas tort de dire : « Oh ! si je ne me fourre pas le doigt dans l’œil, quel bouquin ! Qu’il soit peu compris, peu m’importe, pourvu qu’il me plaise, à moi et à nous et à un petit nombre ensuite[1]. » L’art grec avait raison de voir dans la tétralogie et non dans la trilogie la réalité dramatique complète, solide, à quatre pieds. La destinée, la Muse de toute carrière littéraire, veut qu’ici une carrière s’achève par le drame satyrique, par le rire et la parodie où elle se dissout pour faire place à une autre. Bouvard

  1. Correspondance, t. VIII, p. 92.