Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/239

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sonance. L’éloquence n’en reste pas moins ici l’étoffe fondamentale sur laquelle ont poussé les lignes, les broderies, les dessins, étoffe que plus tard, dans sa mauvaise humeur, Flaubert, après l’avoir malmenée avec l’Éducation sentimentale déchirera entièrement avec Bouvard.

Or, ce style, oratoire par nature, s’évade de l’oratoire par volonté. Et son moyen d’évasion, c’est la coupe. L’oratoire donne à la phrase son mouvement, mais la coupe lui donne son arrêt. L’harmonie, le nombre versent la phrase dans cette réalité collective que sont le tableau, le chapitre ou le livre, mais la coupe fait à la phrase son individualité. C’est peut-être le principal titre de gloire de Flaubert que de nous apparaître, avec La Bruyère, comme le maître de la coupe.

On relève, dans Par les champs (son école de style) et dans l’Éducation, plusieurs imitations de La Bruyère qui était, nous disent les Goncourt, avec quelques pages de Montesquieu et quelques chapitres de Chateaubriand, son bréviaire de style[1]. Voici le La Bruyère de l’amateur de tulipes : « Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eût encensées. À mesure qu’elles verdissaient sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir, et versait à plein goulot, copieusement[2]. » Et voici la coupe des Caractères. « Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles[3]. » Flaubert y est arrivé lentement. Dans Par les champs, il donne La Bruyère comme le type de la solidité, et il commence à s’en inspirer, ou à vouloir s’en inspirer. Lisez à la page 189 (éd. Conard) la longue description de la procession à partir de Enfin venaient les chantres. C’est du La Bruyère d’écolier. Sauf quelques lignes, cela s’effondre presque de partout. Ce qui manque, c’est précisément ce qui fait la solidité, au sens pur et plein, de La Bruyère. Le jeune homme s’ébroue visiblement et lourdement dans son imitation, étale avec insistance tout ce qu’il rejettera plus tard par une discipline très sûre, tout

  1. Journal, t. I. p. 306.
  2. Bouvard et Pécuchet, p. 38.
  3. Éducation sentimentale, p. 196.