Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/287

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un sens un peu théorique et livresque. Ne méconnaissons pas les pierres qu’ont malgré tout apportées les grands romantiques à la construction sociale. Reconnaissons l’arbitraire qu’il y a à établir, comme un pont provisoire pour faire passer une idée, une analogie entre l’enthousiasme révolutionnaire de Lamartine, la volonté de justice sociale chez Hugo, la revendication des droits du poète chez Vigny, la proclamation de ceux de la passion chez George Sand, l’apothéose de ceux de l’artiste chez Gautier, il n’en reste pas moins que, par nature, le romantique et son frère le réaliste sont des gens qui protestent contre quelque chose et vivent contre quelqu’un.

Nous avons vu que le père Flaubert était déjà un m’ont-fait-tort, et qu’à l’Hôtel-Dieu de Rouen on vivait un peu contre les médecins de Paris. Flaubert, ayant fait la synthèse de toute son époque dans cette chose et dans ce mot : le bourgeois ! gravite toute sa vie autour du bourgeois comme un satellite autour de sa planète. S’il n’avait pas eu ses ennemis, et son temps, et le monde à critiquer, dit à peu près Nietzsche, Schopenhauer fût devenu pessimiste, car il ne l’était pas. S’il n’eût vécu contre quelqu’un, Flaubert eût-il vécu ? « Je suis ce soir éreinté à ne pouvoir tenir ma plume, c’est le résultat de l’ennui que m’a causé la vue d’un bourgeois. Le bourgeois me devient physiquement intolérable. J’en pousserais des cris. » Quand Flaubert et Gautier avaient traité ensemble du bourgeois, ils en sortaient obligés, est-il dit, de changer de chemise. Rarement le bourgeois a été élevé à une telle dignité. « Voilà ce qui me soutient encore, la haine des bourgeois. J’ai beau ne pas en voir, n’importe ! quand j’y songe, je bondis ! » Il en bondit comme le clown de Banville, jusque dans les étoiles, où le diable emporte saint Antoine. Et l’image n’est pas de moi, puisque je lis dans le Journal des Goncourt que les deux frères n’allaient qu’au cirque, pour voir des hommes risquant leurs os, « comme si ces gens étaient de notre race, et que tous, bobèches, historiens, philosophes, nous sautions héroïquement pour cet imbécile de public[1] ».

Ce fut une grande force de Flaubert que de vouloir ignorer le public, et de faire ses tours, comme le jongleur de Notre-Dame, pour le dieu qu’il portait en lui. « Bouilhet, qui pense

  1. Journal, t. l, p. 291.