Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/29

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et un abbé, ce qui, même pour une famille déiste, était une manière de garantie. La surveillance de cet ecclésiastique se relâcha-t-elle près de Marseille, où les quatre voyageurs ne restèrent que deux ou trois jours, et où le jeune Gustave n’en eut pas moins le temps de mériter qu’on lui écrivît cinq mois plus tard, le 16 février 1841, la lettre suivante :

« Avant de t’avoir vu, de t’avoir possédé, je vivais comme une automate, mais, ô Gustave ! depuis que tes baisers de feu ont répondu aux miens, depuis que ton âme ardente a réveillé mon âme, tu es devenu pour moi le souffle créateur, et désormais vivre sans cet amour qui fait tout mon bonheur serait au-dessus de mes forces. »

Cette personne se nommait Eulalie Foucault. S’il faut en croire un récit de Flaubert aux Goncourt, elle arrivait de l’Amérique du Sud, et logeait avec deux compagnes, dans le même hôtel où étaient descendus nos voyageurs. D’où la facilité de la conquête. Repassant à Marseille en 1845, Flaubert la chercha et n’en trouva plus trace. L’essentiel pour nous, sinon pour elle, c’est qu’il lui donna place, quelque temps après, dans Novembre. À son retour de voyage – fin de 1840 – il passe son année à Rouen, tout en prenant ses inscriptions de droit à Paris. Qu’y fait-il ? « Je fais du grec et du latin, comme tu sais, ni plus, ni moins. » Nous le croirons sans peine. Tant qu’il était au collège, obligé d’en faire, il y répugnait, avait même trouvé moyen d’arriver à sa dernière année d’études, à la veille de son baccalauréat, sans savoir lire le grec. Maintenant que le grec ne lui est plus imposé, il est pris pour lui de zèle et s’obstinera plusieurs années à l’étudier, sans arriver, semble-t-il, à de grands résultats. Au grec comme à l’anglais il s’acharnera jusqu’en 1855, toujours à trois mois, dans ses lettres, de lire à livre ouvert Sophocle et Shakespeare. Les trois mois eurent la vie dure. Flaubert n’avait pas le don des langues. Et d’ailleurs il fallait toujours qu’il y eût entre lui et l’objet de sa pensée un espace libre de solitude et de rêve.

En juillet 1841, ses lettres nous le montrent à Paris, en train d’y mener une vie « assez juridiquement sombre ». Il ne comprend absolument rien au droit et n’en saura jamais rien de rien. Mais il retrouve Chevalier et Le Poittevin, et des lettres de ce dernier, publiées par M. Descharmes, font voir dans l’austérité de saint Antoine la qualité dont ces compagnons