Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/295

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qu’il prévoit Marcel Proust ? Sa prose à lui ne s’est pas tournée de ce côté. Mais à la limite de Flaubert, il y avait place en effet pour des puissances plus libres que les siennes et pour une prose plus étoffée. On peut imaginer un Satyricon et un Âne d’or sortant de l’Éducation et de la Tentation. Zola pensa les réaliser et sombra. Le vrai disciple de Flaubert, ce Flaubert plus étoffé et plus aisé que l’école aspirait à produire, faillit être Maupassant. S’il ne réalisa pas comme Flaubert une grande création de style, il fut autant que lui, et plus que lui, une nature, une force prête à se répandre en personnages vivants, à traduire son être inconscient en réalité d’art. Une Vie nous indique clairement quels froids décalques on pouvait indéfiniment tirer de Madame Bovary. Mais Maupassant suivait de plus près l’esprit intérieur de Flaubert lorsqu’il écrivait Bel-Ami et disait ensuite : Bel-Ami, c’est moi. Son chef-d’œuvre a été réalisé exactement du même fonds que le chef-d’œuvre de Flaubert.

Les sentiments de Flaubert pour les naturalistes ressemblaient d’ailleurs à ceux de Chateaubriand pour les romantiques : Il n’aimait pas se reconnaître en ses enfants. Il se trouvait dépaysé dans une génération nouvelle. « Ne me parlez pas du réalisme, du naturalisme, ou de l’expérimentation, dit-il à Maupassant. J’en suis gorgé ! Quelles vides inepties[1] ! » Le naturalisme ne rappelait d’ailleurs le Satyricon que par les tableaux de musée secret, devenu, depuis la chute de l’Empire, musée public. De ce point de vue, il a son origine non dans Madame Bovary, mais dans le procès de Madame Bovary. Le ridicule de Pinard et l’avènement de la République ayant rendu la littérature plus audacieuse, le succès de Madame Bovary étant imputé à ses pages libres et l’obsession du tirage étant devenue capitale dans la boutique naturaliste, de vagues Paul Alexis crurent que de froides priapées feraient d’eux de petits Flaubert.

Flaubert goûta peu ce qu’il put connaître de Huysmans. Il trouve les Sœurs Vatard un livre « abominable » dans la même lettre où le Chat maigre d’Anatole France lui parait « charmant ». Et pourtant Huysmans serait peut-être de tous les naturalistes celui qui se rapprocherait le plus de Flaubert

  1. Correspondance, t. VIII, p. 317.