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3. Le voyage d’Orient


L’année 1846 a une autre importance encore. Flaubert entend consacrer sa vingt-cinquième année par une grande œuvre, préparer après tant d’essais et de brouillons le coup de tonnerre d’un éclatant début. Depuis son voyage d’Italie, la Tentation de saint Antoine, telle qu’il l’avait vue dans le tableau de Breughel, le hantait. Bien que dans toute sa correspondance Flaubert ne nomme pas une fois Quinet ni son œuvre, Maxime Du Camp affirme qu’Ahasvérus a exercé sur lui une grande influence. Le Juif Errant était un personnage fort idoine à devenir le centre d’une œuvre cyclique sur l’humanité, sur l’histoire et la terre entières. Il était apparu à Flaubert que saint Antoine pouvait rendre d’aussi grands services, qu’on pouvait mettre dans ses visions autant et plus de choses qu’Ahaspérus n’en avait mises dans ses voyages, que la grande diablerie surtout y permettait le possible et l’impossible. La diablerie de Smarh avait même autrefois marqué ce chemin d’une flèche. Le Belial de Le Poittevin, commencé en 1845 et qui sera terminé en 1848, est une autre diablerie, sans intention cyclique d’ailleurs ; et nul doute que les conversations avec Le Poittevin n’aient influé sinon sur le dessein, tout au moins sur le contenu de Saint Antoine.

Le chapitre des souvenirs de Du Camp intitulé Les Deuils apporte ici des renseignements importants. En mai 1846, il est allé s’installer à Croisset, en partie, dit-il, pour assister son ami que les deuils de l’année ont écrasé. C’est la même saison où Bouilhet entre dans la familiarité de Flaubert. Les trois amis s’amusent à écrire une tragédie burlesque :