Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/57

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égaux. Et comme il est difficile de réaliser ces deux conditions, logiquement contraires, une grande amitié est encore plus rare qu’un grand amour. Elle n’en est, quand elle se produit, que plus forte et plus belle. Entre Bouilhet et Flaubert, l’égalité résultait d’un jeu réussi de compensations : Bouilhet apportant raison, précision, justesse d’esprit, Flaubert apportant richesse de nature et génie. L’autorité de Bouilhet, venant d’un homme obscur, injustement sacrifié, autorité qui savait se cantonner sur son terrain, ne blessait pas Flaubert comme l’autorité protectrice de Maxime Du Camp. Et tant que vécut Bouilhet, Flaubert, habitant Croisset, ne fut pas un homme de lettres parisien. Bouilhet non plus, qui alla habiter Mantes. Ces deux Rouennais se serrèrent, firent bloc en leur école locale.

Mais de 1845 à 1850, l’ami qui occupe la plus grande place dans la vie de Flaubert est encore Du Camp. Durant tout ce temps Flaubert veut vivre, veut sortir, et ce n’est pas le pauvre Bouilhet, absorbé dans son labeur de maître de latin, qui l’y aidera, mais bien ce garçon riche et libre, maigre, brun, aux yeux ardents, qui lorsqu’il arriva pour la première fois chez Flaubert avait encore aux pieds la poussière des chemins d’Orient. Grand prestige devant ce Jules de la première Éducation qui termine le roman en achetant deux paires de souliers à user sur le Liban et un Homère à lire sur les bords de l’Hellespont !

Je suis né voyageur, je suis actif et maigre ;
J’ai, comme un Bédouin, le pied sec et cambré ;
Mes cheveux sont crépus ainsi que ceux d’un nègre.
Et par aucun soleil mon œil n’est altéré,
clamera Maxime dans les Chants modernes, non modernes au point de ne copier à peu près ces vers d’un ancien du romantisme, Théophile Gautier :
Je suis jeune, le sang dans mes veines abonde,
Mes cheveux sont de jais, et mes regards de feu,
Et sans gravier ni toux ma poitrine profonde
Aspire à pleins poumons l’air libre, l’air de Dieu.

Le grand Normand lymphatique et nerveux qu’était Flaubert n’avait évidemment rien du Bédouin, mais le Bédouin parlait à son imagination. Il avait terminé Novembre par