Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/82

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première Tentation porte bien figure d’œuvre objective. La vérité est que Flaubert sentait depuis plusieurs années que l’autobiographie telle que les Mémoires d’un fou ou Novembre, ou la demi-autobiographie comme la première Éducation, étaient formules trop faciles, et qu’il devait ou renoncer à écrire ou chercher sa voie ailleurs.

Pour être capable de tirer indéfiniment de son seul cœur des œuvres d’art vivantes, il faut être doué du génie lyrique. Un lyrique seul, un Byron, un Lamartine, un Hugo pourront demeurer originaux et puissants en s’exposant sans cesse eux-mêmes. Même un lyrique de la prose ne le peut que difficilement et avec une mauvaise conscience : cela entre pour une grande part dans la destinée manquée que paraissent traîner Rousseau et Chateaubriand. Mais si tous deux ont réalisé sous forme d’autobiographie leur chef-d’œuvre le plus vivant c’est après avoir tenté d’autres destinées littéraires. À moins de n’écrire qu’un livre, comme Saint-Simon ses Mémoires ou Amiel son Journal, c’est-à-dire de ne pas être un écrivain de carrière, personne ne se cantonnera dans l’autobiographie. Elle ne sera jamais qu’une étape de jeunesse ou un pis-aller de vieillesse. Et pourtant, qui dira où elle commence et où elle finit ? Pourquoi la critique relève-t-elle aujourd’hui avec tant de scandale et d’ironie les erreurs volontaires des Confessions, des Mémoires d’outre-tombe, des Confidences, des Actes et Paroles ? Rousseau, Chateaubriand, Lamartine, Hugo sont-ils des menteurs ? Non. Ce sont des hommes, et ce sont surtout des artistes. Dans toute confession, il y a du roman. Et il serait curieux de repérer et de mesurer les pentes psychologiques par lesquelles toute confession devient invinciblement roman. Mais il est d’autres pentes (et ce sont parfois aussi les mêmes) par lesquelles tout roman est plus ou moins confession. Un romancier, un auteur dramatique, tire tous ses personnages de parties inconscientes de lui-même, de ses possibles intérieurs peu à peu obscurcis par les nécessités du choix et de l’acte vital, et où l’art du roman et du théâtre fait des fouilles comme sur l’emplacement d’une ville ensevelie.

De même que Flaubert a toujours romancé ses morceaux d’autobiographie, qu’il n’a jamais pu parler de lui, – surtout devant les gens qui, comme les Goncourt ou Taine, recueillaient ses paroles par écrit – sans exagérer, déformer, inventer,