Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/94

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et qui ne contiennent que des préparations d’action… Ma conclusion, qui sera le récit de la mort de ma petite femme, son enterrement et les tristesses du mari qui suivent, aura 260 pages au moins. Restent donc pour le corps même de l’action, 120 ou 160 pages tout au plus. » Mais il fait ensuite remarquer à sa décharge que le livre est « une biographie plutôt qu’une perspective développée. Le drame y a peu de part ; si cet élément dramatique est bien noyé dans le ton général du livre, peut-être ne s’apercevra-t-on pas de ce manque d’harmonie entre les différentes phases quant à leur développement, et puis il me semble que la vie en elle-même est un peu ça. » Les termes qu’emploie ici Flaubert sont caractéristiques. Drame, élément dramatique, sont donnés comme synonymes, à peu près, de composition, et il semble que le roman puisse les éliminer précisément dans la mesure où il n’est pas du théâtre. Le théâtre, qui abstrait et retient des moments privilégiés, des moments de crise, est bien obligé de composer, de grouper ces moments de façon à faire tenir le plus grand effet utile dans le plus petit espace ; il est dominé par le temps, alors que le romancier domine le temps, a le temps, taille à loisir une vie entière dans l’étoffe du temps. Le roman de Flaubert n’est pas une « comédie humaine », comme l’est souvent celui de Balzac, mais du roman pur. À plus forte raison n’est-il pas du roman dit romanesque, étiquette artificielle et fausse, qui désigne simplement une contamination bâtarde de récit et de coups de théâtre, et qui n’a jamais produit une œuvre parfaite : le Colonel Chabert, qui en est peut-être le chef-d’œuvre, ne saurait être mis au rang du Père Goriot et de la Recherche de l’absolu, et cela précisément pour ces raisons de genre.

Comme David Copperfield ou le Moulin sur la Floss, Madame Bovary peut donc passer pour une biographie, et plutôt pour une suite des vies impliquées les unes dans les autres que pour une biographie individuelle. D’un certain point de vue, la biographie individuelle qui donne au roman non sa figure principale, mais sa dimension extérieure dans la durée, serait celle de Charles Bovary, puisque le livre s’ouvre sur son entrée au collège – et sur sa casquette – et se ferme sur sa mort.

Plus précisément, il semble que Madame Bovary soit une