Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/130

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quelques minutes pour se remettre : « Ce n’est rien, maman, rien, je vous assure, ajouta-t-elle, en essayant de sourire ; — Pétia m’a effrayée, voilà tout !… » Et ses larmes coulaient de plus belle.

Toute la domesticité s’était costumée : les uns en ours, en Turcs, en cabaretiers, en dames ; les autres en monstres fantastiques. Apportant avec eux le froid du dehors, ils n’osèrent d’abord franchir le seuil du vestibule, mais, prenant peu à peu courage, se poussant mutuellement, et se cachant les uns derrière les autres, ils pénétrèrent tous bientôt dans la grande salle. Là leur timidité dégela enfin, ils se laissèrent aller à la plus franche gaieté, et les chants, les danses, les jeux de toutes sortes s’organisèrent à l’envi. La comtesse, après avoir examiné et reconnu tous les masques, rentra au salon, en leur laissant son mari, dont la figure réjouie les encourageait à s’amuser. La jeunesse s’était éclipsée.

Mais au bout d’une demi-heure on vit paraître une vieille marquise, avec des mouches, qui n’était autre que Nicolas ; une Turque, Pétia ; un paillasse, Dimmler ; un hussard Natacha ; et un Tcherkesse, Sonia, toutes deux avec des sourcils et des moustaches charbonnés au bouchon.

Après avoir été reçus avec une surprise bien jouée, et reconnus plus ou moins vite, les jeunes gens, fiers de leurs déguisements, décidèrent à l’unanimité qu’il fallait aller les montrer à des étrangers.

Nicolas, qui brûlait du désir de faire faire aux siens une longue promenade en troïka[1], leur proposa, vu l’excellent état du chemin, d’aller chez le « petit oncle », avec une dizaine de masques.

« Vous dérangerez le vieux, et voilà tout ! leur dit la comtesse, car il n’aura même pas la place pour vous recevoir. Si vous voulez faire une course, allez plutôt chez les Mélukow. »

Mme Mélukow était une veuve du voisinage, dont la maison, pleine d’enfants de tout âge, de gouverneurs et de gouvernantes, était située à quatre verses d’Otradnoë.

« C’est fort bien imaginé, ma chère, dit le comte enchanté ; je vais aussi me costumer et me joindre à eux ; je saurai bien réveiller Pachette. »

Mais la comtesse n’entendait pas de cette oreille-là : c’était de la folie ! Cela n’avait pas le sens commun d’exposer son pied

  1. Attelage russe à trois chevaux. (Note du trad.)