Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/311

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nerre, » répétait-on jusque dans les derniers rangs de l’auditoire avec une approbation marquée et bruyante, pendant que les vieux dignitaires, assis béatement autour de la grande table, se regardaient entre eux, regardaient le public, et laissaient voir tout simplement sur leur physionomie qu’ils avaient terriblement chaud ! Pierre, très ému, sentait qu’il avait fait fausse route, mais il ne renonçait pas pour cela à ses convictions ; aussi le désir de se justifier, et le désir plus grand encore de montrer que lui aussi, à cette heure solennelle, était prêt à tout, le décida à essayer encore une fois de se faire écouter :

« J’ai dit, s’écria-t-il avec force, que les sacrifices seraient plus faciles lorsqu’on connaîtrait les besoins… ! » Mais personne ne l’écoutait plus, et sa voix fut couverte par le brouhaha général.

Seul un petit vieux se pencha un instant vers lui, mais il se détourna aussitôt, attiré par les exclamations qui partaient d’un point opposé.

« Oui, Moscou sera livré !… Moscou sera notre libérateur !

— Il est l’ennemi du genre humain !…

— Je demande la parole…

— Faites donc attention, Messieurs, vous m’écrasez ! » criait-on à la fois de tous les côtés.


XXIII

À ce moment, le comte Rostoptchine, portant l’uniforme de général, avec un cordon en sautoir, fit son entrée dans la salle, et la foule se recula devant lui. Des yeux perçants et un menton des plus accusés accentuaient tout particulièrement son visage.

« Sa Majesté l’Empereur va arriver, dit-il. Je pense que dans les circonstances actuelles il n’y a pas de temps à perdre en discussions : l’Empereur a daigné nous réunir, nous et les marchands. Des millions lui seront versés de là-bas, ajouta-t-il en indiquant la salle où étaient les marchands… Quant à nous, nous devons offrir la milice et ne pas nous ménager… C’est le moins que nous puissions faire ! »

Les vieux seigneurs, assis autour de la table, se consultèrent à voix basse, des groupes se formèrent, se consultèrent de leur côté, et chacun donna ensuite son opinion.