Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la faible lueur de la lumière qui s’échappait de dessous un abat-jour vert, il comprit pour la première fois et pour un instant toute l’importance des nouvelles qu’il lui donnait : « Les Français sont à Vitebsk ?… En quatre marches ils peuvent être à Smolensk, ils y sont peut-être !… Eh ! Tichka !… » Tikhone se leva en sursaut : « Non, ce n’est rien, rien ! » s’écria-t-il, et, glissant la lettre sous le bougeoir, il ferma les yeux… Il revoit le Danube étincelant, avec ses rives couvertes de grands joncs, le camp russe éclairé par un beau soleil ; et lui-même, jeune général, gai, plein de vigueur, entrant dans la tente de Potemkine ; à ce souvenir, toute la jalousie que lui inspirait alors le favori se réveille en lui avec la même violence… Il croit entendre encore les paroles échangées à cette première entrevue… Il entrevoit à ses côtés une femme au teint jaune, d’une taille moyenne, d’un embonpoint prononcé… c’est notre mère l’Impératrice !… Elle lui sourit, elle lui parle…, et au même moment il aperçoit sa figure de cire, entourée de cierges, couchée sous le dais mortuaire.

« Ah ! si je pouvais revenir à cette époque, si le présent pouvait disparaître, et si « eux » surtout me laissaient en paix ! » murmurait le vieillard en rêvant.


IV

Pendant la conférence que le prince avait eue avec son majordome, Dessalles était allé chez la princesse Marie, et lui avait exposé respectueusement, en s’appuyant sur la lettre du prince André, qui laissait entrevoir le danger du séjour à Lissy-Gory, situé à soixante verstes seulement de Smolensk et à trois verstes de la grande route de Moscou, que, la santé de son père l’empêchant de prendre les mesures nécessaires à leur sécurité, elle ferait sagement d’envoyer, par Alpatitch, une lettre au gouverneur de la province, avec prière de l’informer de la véritable situation des choses, et de lui dire franchement s’il y avait péril à rester à la campagne. Dessalles écrivit la lettre, la princesse Marie la signa, et la remit à Alpatitch, avec ordre de revenir sans perdre une minute.

Alpatitch, muni de toutes ces instructions, fut enfin prêt à partir, et, après avoir reçu les adieux des gens de la maison,