Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/332

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cier, et, apercevant les soldats qui sortaient de la cour : « Je vous défends d’entrer dans les maisons, » ajouta-t-il avec colère. Alpatitch appela son cocher, et lui ordonna de monter sur le siège. Toute la famille de Férapontow arriva successivement dans la cour, mais, lorsque les femmes aperçurent les lueurs sinistres des incendies, que le crépuscule rendait encore plus visibles, elles éclatèrent en lamentations, auxquelles répondirent aussitôt des cris de douleur partis de la rue. Alpatitch et son cocher dénouaient sous l’auvent, de leurs mains tremblantes, les rênes et les brides emmêlées de l’attelage ; enfin tout fut prêt, la voiture s’ébranla doucement, et Alpatitch, en passant devant la boutique ouverte de Férapontow, put y voir encore une dizaine de soldats bruyamment occupés à remplir de grands sacs de farine, de froment et de graines de tournesol. Le propriétaire, survenant sur ces entrefaites, fut sur le point de se jeter sur eux, mais il s’arrêta subitement, se prit les cheveux à poignées, et sa colère se changea en un rire plein de sanglots.

« Prenez, prenez, enfants, que cela ne tombe pas entre les mains de ces possédés !… » et, saisissant lui-même les sacs, il les jetait dans la rue. Quelques soldats effrayés s’enfuirent, d’autres continuèrent tranquillement leur besogne.

« Eh bien, Alpatitch, s’écria Férapontow, la Russie est perdue, elle est perdue !… je vais, moi aussi, allumer le feu !… » Et il se précipita d’un air égaré dans sa cour.

La route était tellement encombrée, qu’Alpatitch ne parvenait pas à avancer, et la femme de Férapontow et ses enfants, assis sur une charrette, attendaient comme lui le moment favorable.

Il faisait sombre et les étoiles brillaient au ciel, lorsqu’ils arrivèrent enfin, pas à pas, à la descente vers le Dnièpre, où ils furent forcés de s’arrêter : les soldats et les voitures barraient le passage. Près du carrefour où ils firent balte, les derniers débris d’une maison et de quelques boutiques brûlaient encore : la flamme, s’éteignant tout à coup dans la noire fumée, se rallumait ensuite plus brillante, et éclairait d’un reflet sinistre, jusque dans leurs moindres détails, les figures silencieuses et terrifiées de la foule. Des ombres passaient et repassaient devant le feu ; des pleurs, des cris se mêlaient au craquement incessant du bois, qui éclatait. Des soldats allaient et venaient au milieu du brasier ; deux d’entre eux, aidés d’un homme en manteau, traînèrent une poutre flambante dans la