Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/340

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dans un sac, et si l’on m’avait écouté, au lieu de s’emparer de Smolensk, il aurait perdu la moitié de son armée. Nos troupes se sont battues et se battent comme toujours. J’ai résisté avec 15 000 hommes plus de trente-cinq heures, et j’ai écrasé l’ennemi, mais « Lui » n’a même pas voulu tenir quatorze heures ; c’est une honte et une flétrissure pour nos armées, et après cela « Il » ne devait plus être digne de vivre. S’« Il » vous a annoncé que les pertes sont grandes, c’est faux… Il y a tout au plus 4 000 morts et blessés… c’est tout ! L’ennemi, en revanche, a fait des pertes énormes !

« Qu’est-ce que cela lui aurait coûté de tenir encore deux jours ? Les Français se seraient certainement retirés les premiers, car ils n’avaient pas une goutte d’eau. « Il » m’avait solennellement juré de ne pas battre en retraite, et tout à coup « Il » m’envoie dire qu’il se retire la nuit même.

« On ne fait pas la guerre ainsi ; nous amènerons de la sorte l’ennemi aux portes mêmes de Moscou…

« On me dit que vous pensez à faire la paix. Que Dieu vous en garde ! Après tant de sacrifices, après tant de retraites incompréhensibles, il n’est pas permis d’y songer : vous vous mettrez toute la Russie à dos, et tous nous aurons honte de porter l’uniforme… Il faut, puisqu’il en est ainsi, se battre tant que la Russie le pourra, tant qu’il y aura des hommes !

« Un seul doit commander au lieu de deux ! Votre ministre peut être excellent dans son ministère, mais comme général ce n’est pas assez dire qu’il est mauvais… il est détestable !… et cependant c’est à lui que le sort de la patrie a été confié ! La colère me monte à la tête, excusez la hardiesse de mes paroles ! Il est évident que celui qui conseille en ce moment la paix, et qui soutient le ministre, n’aime pas l’Empereur, et veut notre perte à tous. Je vous écris la vérité… organisez donc au plus tôt les milices ! M. l’aide de camp Woltzogen ne jouit pas de la confiance de l’armée, au contraire… On le soupçonne de pencher pour Napoléon, et il est le grand conseiller du ministre. Quant à moi, j’obéis à ce dernier comme le premier caporal venu, quoique je sois plus ancien que lui ! Cela me blesse profondément, mais, dévoué, comme je le suis, à mon bienfaiteur et, à mon Souverain, je m’y soumets, en Le plaignant toutefois d’avoir mis sa belle armée entre de telles mains. Figurez-vous que, grâce à notre retraite, nous avons perdu de fatigue, et disséminé dans les hôpitaux, environ 15 000 hommes ; si nous avions marché en avant, cela n’aurait