Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/351

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Français approchaient, et déjà une propriété voisine venait d’être dévastée par les maraudeurs.

Le docteur insistait pour que l’on transportât le malade ; le maréchal de noblesse envoya un de ses fonctionnaires pour engager la princesse Marie à partir promptement ; l’ispravnik arriva en personne lui annoncer la présence des troupes françaises à quarante verstes : « les villages avaient déjà reçu, disait-il, les proclamations ennemies, et il ne répondait de rien si elle ne partait immédiatement. »

Elle s’y décida enfin, et fixa son départ au 15 septembre ; les préparatifs et les ordres à donner l’occupèrent toute la journée du 14, mais elle passa la nuit suivante, comme d’habitude, sans se déshabiller, dans la chambre contiguë à celle de son père. Ne pouvant dormir, elle s’approcha plus d’une fois de la porte pour écouter, et elle l’entendait souvent geindre et se plaindre tout bas, pendant que Tikhone et le docteur le soulevaient et le changeaient de position. Elle aurait voulu entrer chez lui, mais la crainte l’en empêchait ; elle savait par expérience combien tout signe de terreur était désagréable à son père, qui se détournait chaque fois qu’il rencontrait son regard effaré involontairement fixé sur lui ; elle savait que son apparition, la nuit, à une heure inusitée, lui causerait une violente irritation !… Et jamais cependant il ne lui avait inspiré autant de compassion. Un revirement s’était opéré en elle : elle redoutait maintenant de le perdre, et, en repassant dans sa mémoire les longues années de leur vie commune, elle découvrait dans chacun de ses actes une preuve de son affection pour elle. Si la perspective de sa future existence se glissait au milieu de son attendrissement rétrospectif, elle la chassait bien vite avec horreur comme une obsession du mauvais esprit ; enfin, n’entendant plus de bruit chez le malade, elle s’endormit, épuisée, vers le matin, et ne se réveilla que fort tard.

La netteté de perception qui accompagne habituellement le réveil lui démontra clairement alors quelle était sa préoccupation constante, et, prêtant l’oreille et n’entendant derrière la porte que le même murmure, elle se dit avec un soupir de fatigue :

« C’est donc toujours la même chose !… Mais qu’est-ce donc que je désire, qu’est-ce donc qui doit arriver ? Sa mort ? » s’écria-t-elle avec dégoût à cette pensée involontaire. Se levant à la hâte, elle s’habilla, fit sa prière et sortit sur le perron :