Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/388

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

catastrophe. Il s’élève alors dans l’âme, en effet, deux voix également puissantes : l’une prêche sagement la nécessité de se rendre bien compte du danger imminent et des moyens de le conjurer ; l’autre, plus sagement encore, trouve qu’il est trop pénible d’y songer, puisqu’il n’est pas donné à l’homme d’éviter l’inévitable, et qu’il est dès lors plus simple d’oublier le danger et de vivre gaiement jusqu’au moment où il arrive. Dans l’isolement, c’est la première des voix qu’on écoute, tandis que les masses obéissent à la seconde, et les Moscovites en offrirent un nouvel exemple, car jamais on ne s’était tant amusé à Moscou que cette année-là.

On lisait et l’on discutait les dernières affiches de Rostoptchine, comme on discutait les bouts-rimés de Vassili Lvovitch Pouschkine. L’en-tête de ces affiches représentait le cabaret d’un certain barbier, nommé Karpouschka Tchiguirine, ancien soldat et bourgeois de la ville, qui, ayant entendu, soi-disant, raconter que Bonaparte marchait sur Moscou, s’était campé d’un air colère sur le seuil de sa boutique, et avait tenu à la foule un discours plein d’injures contre les Français. Dans ce discours, admiré par les uns et critiqué par les autres au club Anglais, il assurait entre autres que les choux dont les Français se nourriraient les gonfleraient comme des ballons, que la kascha[1] les ferait crever, que le stchi[2] les étoufferait ; qu’il n’y avait parmi eux que des nains, et qu’une femme pourrait en lancer trois en l’air d’un seul coup avec une fourche. On disait aussi au club que Rostoptchine avait renvoyé de Moscou tous les étrangers, sous prétexte qu’il se trouvait parmi eux des espions et des agents de Napoléon, et l’on citait à cette occasion les bons mots du général gouverneur à l’adresse des expulsés. « Rentrez en vous-mêmes, entrez dans la barque et n’en faites pas une barque à Caron[3]. » On disait encore que tous les tribunaux avaient été transportés hors de la ville, et l’on ajoutait à cette nouvelle la plaisanterie de Schinchine assurant que, pour ce fait seul, les habitants de Moscou devaient une vive reconnaissance au comte Rostoptchine. On disait enfin que le régiment promis par Mamonow coûterait à ce dernier 800 000 roubles, que Besoukhow en dépenserait davantage pour le sien, et que ce qui lui faisait le plus d’honneur dans ce sacrifice, c’est qu’il endosserait l’uniforme, marcherait à la tête de ses hommes et se laisserait admirer gratis par qui voudrait.

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)
  3. En français dans le texte. (Note du trad.)