Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/86

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toujours pieds nus et portait un cilice. Un soir que, à la faible lueur de la lampe des images, elle écoutait le récit des pérégrinations de sa protégée, la pensée que celle-ci avait seule trouvé la véritable voie s’empara si violemment de la princesse Marie, qu’elle résolut au fond de son cœur de suivre son exemple. Longtemps après le départ de Fédociouchka, elle resta plongée dans ses réflexions et décida, malgré l’étrangeté de cette résolution, qu’elle devait, elle aussi, vivre de cette vie. Confiant ce désir à son confesseur, le moine Hyacinthe, elle obtint son approbation, et, prétextant un cadeau à faire à l’une de ces voyageuses, elle s’offrit à elle-même le costume complet, la chemise de bure, les chaussures nattées, le caftan et le grand mouchoir de laine noire. Arrêtée devant la bienheureuse armoire qui contenait ces effets, elle se demandait souvent, avec hésitation, si le moment n’était pas déjà venu de mettre son projet à exécution.

Que de fois elle avait été tentée de tout abandonner et de s’enfuir avec ces femmes, dont les récits naïfs, répétés machinalement et à satiété, avaient le don d’exciter son enthousiasme, en lui laissant entrevoir un sens profond et mystérieux ! Elle se voyait déjà cheminant avec Fédociouchka sur une route poudreuse, le bâton à la main, vêtues toutes deux de grossiers haillons, portant un petit sac sur les épaules, et traînant leur vie errante, de pèlerinage en pèlerinage, détachées de tout, ne ressentant ni envie, ni amour humain, ni désirs !

« Je m’arrêterai, pensait-elle, je prierai, et puis, sans me permettre de m’attacher à un endroit, d’y aimer… j’irai plus loin, j’irai ainsi jusqu’à ce que mes pieds se refusent à me porter ; alors je me coucherai pour mourir n’importe où, et je trouverai enfin ce refuge de paix où il n’y a ni douleur ni regrets, où règnent la joie et la béatitude éternelles ! »

Mais, à la vue de son père et de l’enfant, ses résolutions faiblissaient, et, versant en secret des larmes amères, elle s’accusait d’être une grande pécheresse et de les aimer tous deux plus que Dieu.