Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et ce sera parfait, petite comtesse ; seulement attention, n’allez pas tomber de cheval, car alors, affaire sûre !… en avant, marche !… pas moyen de se rattraper ! »

On n’était plus qu’à cent sagènes[1] du petit bois ; Rostow et le « petit oncle » ayant décidé de quel côté on devait lancer la meute, le premier indiqua à Natacha sa place, où, par parenthèse, il était à présumer qu’elle ne verrait rien passer, et poussa plus loin, au delà du ravin.

« Attention, petit neveu, c’est une louve mère ! Ne va pas la laisser échapper !

— On verra ! répondit Rostow… Hé, Karaë ! » dit-il en s’adressant à un vieux chien, à poil roux, que l’âge avait rendu fort laid, mais qui était connu pour se jeter à lui tout seul sur une louve.

Le vieux comte connaissait par expérience l’ardeur que son fils apportait à la chasse ; aussi se dépêchait-il d’arriver, et l’on avait à peine eu le temps de placer chacun à son poste, que le droschki, attelé de deux chevaux noirs et roulant sans secousse à travers la plaine, déposa le comte Ilia Andréïévitch à l’endroit qu’il s’était assigné à l’avance. Son teint était vermeil, son humeur joyeuse ; ramenant sur lui son manteau fourré, et prenant son fusil et ses munitions des mains de son chasseur, il se hissa lourdement en selle sur sa bonne et vieille Viflianka, en donnant l’ordre au droschki de retourner au château. Sans être un chasseur enragé, il observait cependant toutes les lois de la chasse, et, se plaçant sur la lisière même du bois, il rassembla les rênes dans sa main gauche, se mit bien d’aplomb, et, ses préparatifs une fois achevés, regarda autour de lui en souriant… il était prêt !

Il avait à ses côtés son valet de chambre, Sémione Tchekmar, bon cavalier, mais alourdi par l’âge, qui tenait en laisse trois grands lévriers gris à long poil (d’une race particulière à la Russie et spécialement destinés à chasser le loup), intelligents mais vieux, qui se reposaient à ses pieds. À cent pas plus loin se tenait l’écuyer du comte, Mitka, hardi cavalier et chasseur endiablé. Le comte, fidèle à ses habitudes, avala une « tcharka »[2] d’excellente et véritable eau-de-vie de chasseur, et mangea un petit morceau de viande, qu’il arrosa encore

  1. Une sagène vaut 2 mètres 10 mil. (Note du trad.)
  2. Sorte de petit gobelet en métal pour boire de l’eau-de-vie. (Note du trad.)