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RÉSURRECTION

senti peu de goût pour la vie des riches, et au contraire un goût très fort pour la vie des petites gens ; toujours on l’avait grondée parce qu’elle passait ses journées à l’office, à la cuisine, à l’écurie, au lieu de rester au salon.

« Et moi, je m’amusais avec la cuisinière, et avec les dames je m’ennuyais ! Et tous les jours je découvrais davantage combien était stupide la vie qu’on voulait me faire mener. Ma mère était morte pendant que j’étais encore toute petite ; mon père ne s’occupait pas de moi. À dix-neuf ans je me suis enfuie de la maison, avec une amie, et nous nous sommes engagées comme ouvrières dans une fabrique. »

Elle n’était restée dans cette fabrique, d’ailleurs, que quelques semaines ; elle était allée ensuite demeurer à la campagne, puis était revenue en ville, s’était occupée de propagande, et avait fini par être arrêtée et condamnée aux travaux forcés. Marie Pavlovna n’ajoutait pas, mais la Maslova n’avait pas tardé à apprendre d’autre part qu’elle avait été condamnée aux travaux forcés pour s’être déclarée l’auteur d’un meurtre que, en réalité, elle n’avait point commis.

Où qu’elle fût, dans quelque condition qu’elle se trouvât, Marie Pavlovna ne pensait jamais à elle-même, et jamais ne pensait qu’aux moyens de rendre service à autrui. Un des révolutionnaires qui faisaient partie du convoi, Novodvorov, disait d’elle, en plaisantant, qu’elle s’était consacrée tout entière au « sport de la bienfaisance ». Et c’était vrai. De même que l’unique préoccupation du chasseur est de lever du gibier, de même l’unique objet de la vie de cette jeune fille était de découvrir l’occasion de rendre service. Et ce « sport » était devenu pour elle une habitude, était devenu le fond de sa nature. Et elle le pratiquait si simplement que tous ceux qui la connaissaient avaient fini par ne plus s’en étonner, et par en profiter comme d’une chose toute simple.

Quand la Maslova s’était jointe au groupe des condamnés politiques, Marie Pavlovna avait d’abord éprouvé