Page:Tolstoï - Résurrection, trad. Wyzewa, 1900.djvu/554

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— Prier ? Et qui prierais-je ? — fit le vieillard loqueteux, en s’avançant vers le cocher et en le fixant dans les yeux.

— Voilà une question ! Et Dieu, tu n’y crois donc pas ?

— Et toi, tu le connais ? Tu sais où il est ?

Il y avait quelque chose de si sérieux et de si dur dans l’expression du vieillard, que le cocher, évidemment, se sentit quelque peu intimidé. Mais un cercle s’était formé autour de lui, de sorte qu’il poursuivit l’entretien, afin de paraître avoir le dernier mot.

— Où est Dieu ? Imbécile, tout le monde sait qu’il est au ciel !

— Tu l’y as vu, peut-être ? Tu as été au ciel ?

— Pour y avoir été, je n’y ai pas été ! Mais tout le monde sait qu’on doit prier Dieu.

— Personne n’a jamais vu Dieu ! C’est son Fils Unique, siégeant au sein du Père, qui l’a dit ! — reprit le vieillard, de sa voix sévère, en fronçant les sourcils.

— Alors, comme ça, tu n’es pas chrétien ? Tu es un idolâtre ? — demanda le cocher. Il se détourna et cracha, en signe de mépris.

— De quelle religion es-tu, petit père ? — demanda au vieillard un charretier qui se tenait là, à côté de ses chevaux.

— De religion, je n’en ai aucune. Je ne crois en personne qu’en moi, — répondit le vieillard, avec son regard courroucé.

— Et comment peut-on croire en soi-même ? — demanda Nekhludov, de plus en plus intrigué par l’étrange personnage.

— C’est la seule manière de ne pas se tromper !

— Mais alors d’où vient qu’il y ait tant de religions diverses.

— Cela vient de ce que l’on croit dans les autres ! Et moi aussi, j’ai cru dans les autres, et j’ai erré comme dans une forêt ; je me suis tellement embrouillé que j’ai cru que jamais je ne retrouverais mon chemin. Des vieux-croyants et des nouveaux-croyants, et des sabba-