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XVII.

Aucun exploit héroïque n’est nécessaire pour accomplir les changements les plus grands et les plus importants dans l’existence de l’humanité ; ni l’armement de millions de soldats, ni la construction de nouvelles routes et machines, ni l’aménagement d’expositions, ni l’organisation de syndicats, ni les révolutions, ni les barricades, ni les explosions, ni le perfectionnement de la navigation aérienne ; mais un changement dans l’opinion publique.

Et pour accomplir ce changement, nul besoin d’efforts de l’esprit, ni la réfutation de quoi que ce soit qui existe, ni l’invention de quelque nouveauté extraordinaire ; il est seulement nécessaire que nous ne succombions pas à l’opinion publique erronée, déjà défuntes, du passé, que les gouvernements ont artificiellement provoquées ; il est seulement nécessaire que chaque individu dise ce qu’il ressent ou pense vraiment, ou du moins qu’il ne dise pas ce qu’il ne pense pas.

Et si un petit groupe de personnes seulement faisait cela en même temps, de leur plein gré, l’opinion publique périmée nous ferait défection d’elle-même, et une nouvelle opinion vivante et naturelle s’affirmerait. Et lorsque l’opinion publique aurait changée de cette manière, sans le moindre effort, la condition interne de vie des hommes, qui les tourmente tant, changerait aussi toute seule.

On a honte de dire qu’il faut tellement peu pour que tous les hommes soient délivrés de ces calamités qui les oppressent maintenant ; il est seulement nécessaire de ne pas mentir.

Que les gens soient seulement supérieurs à la fausseté qui leur est inculquée, qu’ils refusent de dire ce qu’ils ne ressentent pas ni ne croient, et une révolution de toute l’organisation de notre vie aura immédiatement lieu, telle qu’elle ne pourrait pas être réalisée par les efforts des révolutionnaires durant des siècles même s’ils avaient le pouvoir complet entre les mains.

Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent insensé et mauvais !

« Mais qui a-t-il de si sérieusement grave dans le fait de crier "Vive la France ! ", ou "Hourra ! ", pour un empereur, un roi ou un conquérant ; de mettre un uniforme et une décoration de cour, d’aller attendre dans l’anti-chambre, de saluer bien bas et d’appeler les hommes par d’étranges titres, et de laisser ainsi entendre aux jeunes et aux incultes que toute ces sortes de choses sont très dignes d’éloge ? » ; ou, « pourquoi l’écriture d’un article pour défendre l’alliance franco-russe, ou la guerre des tarifs, ou pour condamner des allemands, des russes, ou des anglais est-il d’une importance semblable ? » ; ou, « quel mal y a-t-il d’assister à une festivité patriotique, ou de boire à la santé et de faire un discours en faveur de gens qu’on n’aiment pas, et avec qui on a aucune affaire ? » ; ou, « qui a-t-il de tellement important dans le fait de reconnaître l’utilité et l’excellence de traités et d’alliances, ou de garder le silence quand sa propre nation est louée dans son audition, et que les autres nations sont abusées et calomniées ; ou quand le Catholicisme, l’Orthodoxie et le Luthérianisme sont loués ; ou un héro de guerre, comme Napoléon, Pierre, Boulanger ou Skobolef est admiré ? »

Toutes ces affaires semblent tellement sans importance. Cependant, dans ces façons qui nous paraissent sans importance, en nous en abstenant, dans notre démonstration, autant qu’on peut, du caractère déraisonnable de ce qui est évident pour nous, en cela se trouve notre pouvoir principal, irrésistible, duquel est composé cette force indomptable qui constitue l’opinion publique authentique véritable, cette opinion qui, pendant qu’elle avance, met en mouvement toute l’humanité.

Les gouvernements le savent et tremblent devant cette force, et font tous les efforts pour la contrecarrer ou en être en possession.

Ils savent que la force n’est pas dans la force brutale, mais dans la pensée et sa claire expression, et par conséquent, ils ont plus peur de l’expression d’une pensée indépendante que des armées ; de là ils instaurent la censure, soudoient la presse, et monopolisent le contrôle de la religion et des écoles. Mais la force spirituelle qui anime le monde leur échappent ; elle n’est ni dans les livres ni dans les journaux ; elle ne peut pas être prise au piège et est toujours libre ; elle est dans les profondeurs de la conscience de l’humanité. La force la plus puissante et la moins entravée de la liberté est celle qui s’affirme elle-même dans l’âme de l’homme quand il est seul, qui dans la seule présence de lui-même réfléchis sur les vérités de l’univers, et qui communique par la suite de façon naturelle ses pensées à femme, frère, ami, à tous ceux avec qui il vient en contact, et à qui il considérerait péché de cacher la vérité.

Aucun milliard de deniers, aucun million de troupes, aucune organisation, aucune guerre ou révolution ne produira ce que peut faire la simple expression d’un homme libre, en ce qu’il croit juste, indépendamment de ce qui existe ou lui est suggéré.[1]

Un homme libre dira avec vérité ce qu’il pense et ressent parmi des milliers d’hommes qui attestent exactement du contraire par leurs actes et leurs paroles. On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer.

Et ce qui était hier l’opinion nouvelle d’un seul homme devient aujourd’hui l’opinion de la majorité.

Et dès que cette opinion est établie, immédiatement et par degré imperceptible, mais par-delà le pouvoir de frustration, la conduite de l’humanité commence à se modifier.

Tandis qu’à présent, chaque homme, même s’il est libre, se demande, « que puis-je faire contre tout cet océan de mal et de tromperie qui nous accable ? Pourquoi devrais-je exprimer mon opinion ? Pourquoi même en avoir une ? Il est mieux de ne pas réfléchir à ces questions compliquées et brumeuses. Peut-être que ces contradictions constituent une condition inévitable de notre existence. Et pourquoi devrais-je me battre seul contre tout le mal du monde ? N’est-il pas mieux de suivre le courant qui me porte ? Si quelque chose peut être fait, ce ne doit pas être seul mais en compagnie des autres. »

Et laissant la plus puissante des armes – la pensée et son expression – qui met le monde en mouvement, chaque homme emploie l’arme de l’activité sociale, sans s’apercevoir que toute activité sociale est basée sur les fondations mêmes contre lesquelles il est obligé de combattre, et qu’en entrant dans l’activité sociale qui existe dans notre monde, chaque homme est obligé, au moins en partie, de s’écarter de la vérité et de faire des concessions qui détruisent la force de l’arme puissante qui devrait l’assister dans la lutte. C’est comme si un homme à qui avait été donné une épée si merveilleusement affilée qu’elle couperait n’importe quoi, utilisait son tranchant pour enfoncer des clous.

On se plaint tous de l’ordre insensé du monde, qui est en contradiction avec notre être, et cependant nous refusons d’utiliser la seule arme puissante entre nos mains : la conscience de la vérité et son expression ; et au contraire, sous prétexte de se battre contre le mal, nous détruisons l’arme et la sacrifions aux exigences d’un conflit imaginaire.

Un homme ne fait pas valoir la vérité qu’il connaît, parce qu’il se sent engagé envers les gens avec qui il est occupé ; un autre, parce que la vérité le priverait peut-être d’une situation profitable par laquelle il subvient aux besoins de sa famille ; un troisième, parce qu’il désire acquérir une réputation et de l’autorité, et ensuite les utiliser au service de l’humanité ; un quatrième, parce qu’il ne souhaite pas détruire des vieilles traditions intouchables ; un cinquième, parce qu’il n’a aucune envie de froisser les gens ; un sixième, parce que l’expression de la vérité provoquerait de la persécution, et dérangerait l’activité sociale excellente à laquelle il se consacre.

Un tel sert comme empereur, roi, ministre, fonctionnaire du gouvernement ou soldat, et s’assure lui-même et les autres que l’écart par rapport à la vérité, indispensable dans sa situation, est rattrapé par le bien qu’il fait. Un autre, qui remplie la fonction de pasteur spirituel, ne croit pas tous ce qu’il prêche dans le fond de son âme, mais autorise la déviation par rapport à la vérité compte tenu du bien qu’il fait. Un troisième informe les hommes au moyen de la documentation, et malgré le silence qu’il doit observer en ce qui concerne toute la vérité, afin de ne pas remuer le gouvernement et la société contre lui, n’a aucun doute quant au bien qu’il fait. Un quatrième se bat résolument avec l’ordre actuel en tant que révolutionnaire ou anarchiste, et est tellement assuré que les buts qu’il poursuit sont complètement bénéfiques qu’il néglige la vérité, ou même que la fausseté, par le silence, indispensable au succès de son action, ne détruit pas l’utilité de son œuvre.

Pour que les conditions d’une vie contraire à la conscience de l’humanité changent et soient remplacées par une qui soit en accord avec elle, l’opinion publique périmée doit être remplacée par une autre qui est nouvelle et vivante.

Pour que la vieille opinion périmée cède sa place à la nouvelle et vivante, tous ceux qui sont conscient des nouvelles exigences devraient les exprimer ouvertement. Et cependant, tous ceux qui sont conscients de ces nouvelles exigences, l’un au nom d’une chose, et l’un au nom d’une autre, non seulement les passent sous silence, mais témoignent exactement de leurs contraires par la parole et l’action.

Seule la vérité et son expression peuvent établir cette nouvelle opinion publique qui réformera l’ancien ordre de vie désuet et pernicieux ; et néanmoins, non seulement nous n’exprimons pas la vérité que nous connaissons, mais donnons souvent une expression distincte à ce qu’on considère faux.

Si seulement les hommes libres ne comptaient pas sur ce qui n’a aucun pouvoir, et est toujours enchaîné – sur les aides extérieures ; mais faisait confiance ce qui est toujours puissant et libre – la vérité et son expression !

Si seulement les hommes exprimaient hardiment et clairement la vérité qui leur est déjà évidente, de la fraternité de toutes les nations et du crime de l’attachement exclusif à son propre peuple, l’opinion publique défunte et fausse tomberait d’elle-même comme une peau morte, — et le pouvoir des gouvernements et tous le mal qu’ils font dépendent d’elle ; et la nouvelle opinion publique, qui encore maintenant ne fait qu’attendre cette chute de la vieille, s’avancerait pour mettre sa demande de l’avant manifestement et avec puissance, et établir de nouvelles formes d’existence en conformité avec la conscience de l’humanité.

  1. La force imbattable de l’homme, même seul, pourvu qu’il exprime la vérité, a aussi été perçue par D. H. Thoreau : « Le gouvernement américain — qu’est-ce donc sinon une tradition, toute récente, qui tente de se transmettre intacte à la postérité, mais perd à chaque instant de son intégrité ? Il n’a ni vitalité ni l’énergie d’un seul homme en vie, car un seul homme peut le plier à sa volonté. C’est une sorte de canon en bois que se donnent les gens. Mais il n’en est pas moins nécessaire, car il faut au peuple des machineries bien compliquées — n’importe lesquelles pourvu qu’elles pétaradent — afin de répondre à l’idée qu’il se fait du gouvernement. Les gouvernements nous montrent avec quel succès on peut imposer aux hommes, et mieux, comment ceux-ci peuvent s’en imposer à eux-mêmes, pour leur propre avantage » (Ibid.). Tolstoï n’aurait pas connu les écrits de Thoreau, contrairement à ceux d’autres américains du XIXe siècle tels que A. Ballou et W. L. Garrison.