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III.

Il n’y a pas longtemps, un professeur de psychiatrie du nom de Sikorsky a décrit, dans la Revue de l’Université de Kiev, ce qu’il appelle l’épidémie psychopathique de Malevanshchina, qu’il a étudié dans le district de Vasilkof. Selon Sikorsky, l’essence de cette épidémie était que les paysans de certains villages, sous l’influence de leur chef Malevanni, étaient devenus convaincus que la fin du monde était proche ; en conséquence de quoi ils ont changé leur mode de vie et ont commencé à se débarrasser de leur propriété, porter des vêtement vifs, manger et boire du meilleur et cesser de travailler. Le professeur a étudié cette condition anormale. Il dit :

« Leur bonne humeur remarquable atteignait souvent l’exaltation, une condition de gaieté manquant de tout motif extérieur. Ils étaient enclins à la sentimentalité, polis à l’excès, loquaces, émotifs, des larmes de joie leurs venaient facilement aux yeux et disparaissaient sans laisser de trace. Ils vendaient les nécessités de la vie pour acheter des ombrelles, des mouchoirs de soie et des articles semblables, qu’ils ne portaient toutefois que comme ornements. Ils mangeaient une grande quantité de sucreries. Leur état d’esprit était toujours joyeux, ils menaient une vie complètement oisive, se visitant l’un l’autre et marchant ensemble ci et là. … Quand ils étaient réprimandé pour la folie de leur conduite et leur désoeuvrement, ils répondaient invariablement avec la même phrase : « Si ça me plaît, ça va marcher ; sinon, pourquoi me contraindre à le faire ? »

L’éminent professeur considère l’état de ces gens comme une épidémie psychopathique bien déterminée, et en conseillant le gouvernement d’adopter des mesures pour prévenir sa propagation, il conclut : « Malevanshchina est le cri d’une population malade, une prière pour la délivrance de l’ivrognerie et pour une amélioration des conditions d’hygiène et d’éducation. »

Mais si Malevanshchina est le cri d’une population malade pour une délivrance de l’ébriété et des conditions sociales pernicieuses, quel tollé affreux de gens malades et quelle pétition pour un sauvetage des effets de la boisson et d’une existence sociale fausse est cette nouvelle maladie apparue à Toulon et à Paris avec une soudaineté effrayante, infectant la plus grande partie de la population urbaine de la France, et presque toutes les classes gouvernementales, privilégiés et civilisées de Russie ?

Mais si nous admettons que le danger existe dans les conditions psychiques de Malevanshchina, et que le gouvernement a bien fait de suivre l’avis du professeur en confinant certains des chefs de Malevanshchina dans des asiles d’aliénés et des monastères, et en bannissant d’autres de ces personnes à des endroits éloignés ; combien devons-nous considérer encore plus dangereuse cette nouvelle épidémie qui est apparue à Toulon et à Paris, et s’est répandue de là dans toute la Russie et la France, et combien est-il encore plus nécessaire que la société – si le gouvernement refuse d’intervenir – prenne des mesures décisives pour empêcher la maladie de se répandre ?

L’analogie entre les deux maladies est complète. La même bonne humeur remarquable, qui se transformait en une vague extase joyeuse, la même politesse exagérée, la même loquacité, les mêmes larmes sentimentales, sans motif de commencement ou de cessation, la même humeur de fête, les mêmes promenades et visites, les mêmes ports de vêtements somptueux et choix d’aliments de fantaisie, les mêmes discours brumeux et insensés, la même indolence, les mêmes chants et musiques, la même conduite de la part des femmes, le même état clownesque d’attitudes passionnées [Fr.], que Sikorsky a observés et qui correspond, comme je le comprend, aux diverses attitudes physiques anormales adoptées par les gens pendant les réceptions triomphales, acclamations et discours d’après-dîner.

La ressemblance est absolue. La différence, énorme pour la société dans laquelle ces choses ont lieu, est simplement que dans un cas c’est la folie de quelques vingtaines de pauvres gens pacifiques de la campagne qui, vivant de leurs propres petits gains, ne peuvent pas commettre de violence à l’endroit de leurs voisins, et infecter les autres rien que par la communication verbale personnelle de leur situation, tandis que dans l’autre cas, c’est la folie de millions de gens qui possèdent des sommes d’argent et des moyens de violence immenses – fusils, canons, forteresses, cuirassés, mélinite [un explosif], dynamite, — et qui ont en outre à leur disposition les moyens les plus efficaces pour communiquer leur démence ; poste, télégraphe, téléphone, toute la presse, et chaque catégorie de magazines, qui impriment l’infection avec la plus grande hâte, et la distribuent à travers le monde.

Une autre différence est que non seulement les premiers restent sobres, mais ils s’abstiennent de toute boisson intoxicante, tandis que les deuxièmes sont dans un état continuel de semi-ivresse qu’ils font de leur mieux pour favoriser.

En conséquence, pour la société dans laquelle de telles épidémies se produisent, la différence entre celle de Kiev, où d’après Sikorsky aucune violence ou meurtre n’a été enregistré, et celle de Paris, où plus de vingt femmes ont été écrasées à mort en un seul défilé, est équivalente à celle de la chute sur le plancher d’un petit morceau de charbon qui brûle lentement, et d’un feu qui a déjà pris possession des planchers et des murs de la maison.

Au pire, le résultat de l’épidémie de Kiev sera qu’un millionième des paysans de Russie dépenseront les salaires de leurs labeurs et seront incapables de subvenir aux taxes du gouvernement ; mais les conséquences de l’épidémie de Toulon-Paris qui a affectée des gens qui ont un grand pouvoir, des sommes d’argent immenses, des armes de violence, et des moyens de propagation de leur démence, peuvent et doivent être épouvantable.[1]

  1. Des psychiatres anglais ont publié en 1993 une lettre ouverte dans laquelle il proposait de considérer le « bonheur, » caractérisé par la sentimentalité, l’exubérance, certaines altérations cognitives, etc. comme une maladie mentale. La proposition a été examinée sérieusement par d’autres médecins, qui sont arrivé à la conclusion que l’état de bonheur ne pouvait pas être classé avec les autres maladies psychiatriques telles que la psychose ou la schizophrénie parce qu’il n’est pas nuisible ni potentiellement dangereux pour le "patient" (A proposal to classify happiness as a psychiatric disorder. British Journal of Psychiatry, vol. 162, p. 539-542, 1993.). Ainsi, le critère de danger pour soi-même a permis aux médecins de différencier ce qui est ou n’est pas une maladie mentale, de façon semblable au raisonnement de Tolstoï qui a jugé selon la dangerosité des « aliénés armés jusqu’aux dents » que les festivités de 1894 étaient une manifestation psychopathe véritable tandis que l’épidémie de Malevanshchina était plutôt anodine. Le mot « malade » n’est-il pas issu du latin male habitus - mal disposé,- qui est apparenté à « mal, » male, d’une manière mauvaise, et malum, contraire au bien, qui cause des dommages, de la peine, fait souffrir ? (Dictionnaire Petit Larousse).