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XI.

Un de mes vieux amis qui passait l’hiver seul au pays, alors que sa femme qu’il visitait de temps en temps vivait à Paris, conversait souvent pendant les longues soirées d’automne avec son intendant, un paysan analphabète mais sagace et vénérable, qui avait l’habitude d’aller chez lui le soir pour recevoir ses ordres ; et mon ami a une fois mentionné, entre autres choses, les avantages du système français de gouvernement comparé au nôtre. L’occasion était un peu de temps avant la dernière insurrection polonaise et l’intervention du gouvernement français dans nos affaires. À cette époque là, la presse patriotique russe brûlait d’indignation à propos de cette ingérence, et avait tant soulevé les classes dirigeantes que nos relations politiques étaient devenues très tendues, et qu’il y avait des rumeurs d’une guerre prochaine avec la France.

Ayant lu les journaux, mon ami expliqua la mésentente entre la France et la Russie à son paysan ; et subissant l’influence du journal, et étant un vieux militaire, dit qu’il réinsérerait l’armée et se battrait avec la France si la guerre était déclarée. À cette époque là, une revanche contre les français était considérée nécessaire par les patriotes russes pour Sébastopol.

« Pourquoi devrions-nous nous battre avec eux ? demanda le paysan.

« Pourquoi, comment peut-on permettre à la France de nous donner des ordres ?

« Eh bien, vous avez dit vous-mêmes qu’ils sont mieux gouvernés que nous », répondit le paysan tout à fait sérieusement ; « qu’ils arrangent les choses ainsi qu’en Russie. »

Et mon ami m’a raconté qu’il avait été si décontenancé par cet argument qu’il ne savait pas quoi répondre, et a éclaté de rire, comme quelqu’un qui venait juste de se réveiller d’un rêve trompeur.

Le même argument peut être entendu de tout travailleur russe s’il n’a pas subit l’influence hypnotique du gouvernement. Les gens parlent de l’amour du russe pour sa foi, son Tsar et son pays ; et cependant il ne se trouverait pas une seule communauté de paysans qui hésiterait un moment s’ils avaient à choisir entre deux endroits d’émigration – un en Russie, sous le « Père-Tsar » (comme il n’est désigné que dans les livres) et la sainte foi orthodoxe de son pays idolâtré, mais avec moins de terre ou une qui est plus mauvaise ; et l’autre sans le « Père-Tsar-Blanc, » et sans la foi orthodoxe, quelque part en dehors de la Russie, en Prusse, Chine, Turquie, Autriche, mais avec plus de terre ou une qui soit meilleure – le choix serait en faveur de ce dernier, comme nous avons souvent eu l’occasion de l’observer.

Pour le paysan russe, la question quant à qui le gouvernera (et il sait que sous n’importe quel gouvernement il sera également volé) est d’importance infiniment moindre que la question (laissant de côté même la question de l’eau), Est-ce que l’argile est tendre et que les choux se développeront ?

Mais on supposera peut-être que cette indifférence de la part des russes provient du fait que n’importe quel gouvernement sous lequel ils pourraient vivre serait une amélioration sur le leur, parce qu’il n’y en n’a pas de pire en Europe. Mais ce n’est pas cela ; car pour autant que je puisse en juger, on peut être témoin de la même indifférence parmi les paysans anglais, danois et allemands qui émigrent en Amérique, et parmi les diverses nationalités qui ont émigré en Russie.

Passer du contrôle d’un gouvernement européen à un autre – de turque à autrichien, ou de français à allemand – change si peu la situation des classes travaillantes véritables, que le changement ne provoquerait de mécontentement en aucun cas, si seulement il n’est pas effectué artificiellement par le gouvernement et les classes dirigeantes.