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XII.

Pour preuve du sentiment patriotique, on se réfère habituellement à la démonstration du sentiment patriotique par le peuple lors de certaines occasions solennelles, comme en Russie, au couronnement d’un Tsar, ou sa réception après l’accident de chemin de fer du 29 octobre ; en France, à la proclamation de la guerre avec la Prusse ; en Allemagne aux réjouissances après la guerre ; ou durant les festivités franco-russes.

Mais on doit prendre en considération la façon dont ces manifestations sont arrangées. En Russie, par exemple, pendant chaque voyage du souverain, il est demandé à des délégués de chaque communauté paysanne de se montrer, et le matériel est réquisitionné pour la réception et l’accueil du Tsar.

La plus grande partie de l’enthousiasme de la foule est préparé artificiellement par ceux qui en ont besoin, et le degré d’enthousiasme dont la foule fait preuve est seulement un indice des raffinements dans l’art de ceux qui organisent de telles manifestations. Cet art a été mis en pratique pendant longtemps, en conséquence, ceux qui en sont les spécialistes ont acquis une grande habileté dans ses préparatifs.

Quand Alexandre II était encore héritier présomptif, et commandait comme c’est la coutume le régiment Preobrazhensky, il rendit un jour une visite d’après-dîner au régiment, qui était à ce moment-là en campement. Aussitôt que sa calèche est apparue, les soldats, qui étaient encore en chemises à ce moment-là, sont accourus dehors pour accueillir leur « auguste commandant, » comme on dit, avec un tel enthousiasme qu’ils ont tous suivis la voiture, et plusieurs ont fait le signe de croix tout en courant, les yeux fixés sur le prince. Tous ceux qui ont été témoins de cette réception ont été profondément émus de l’attachement candide du soldat russe au Tsar et à son fils, et par l’enthousiasme sincèrement religieux, à l’évidence spontané, exprimé dans leurs visages et mouvements, et spécialement le signe de croix.

Et pourtant tout cela avait été arrangé de la manière suivante : -

Après un passage en revue le jour précédent, le prince a dit au commandant de la brigade qu’il revisiterait le régiment le jour suivant.

« Quand devons-nous attendre votre Altesse Impériale ? »

« Probablement dans la soirée, seulement, priez, ne m’attendez pas : et qu’il n’y ait pas de préparatifs. »

Aussitôt que le Prince est parti, le commandant de brigade a appelé tous les capitaines de compagnies ensemble, et leur a donné des ordres pour que le jour suivant tous les hommes aient des chemises propres, et qu’au moment où la voiture du prince apparaîtrait (des signaleurs devait être mis dehors pour en donner l’avertissement), tout le monde courrait pour le rencontrer, et courrait après lui aux cris de "Hourra ! ", et par ailleurs, que chaque dixième homme de chaque compagnie fasse le signe de croix en courant. Les sergents porte-drapeaux ont aligné les compagnies et désigné chaque dixième homme pour faire le signe de croix. "Un, deux, trois, … huit, neuf, dix Sidorenko, vous ferez le signe de croix. Un, deux, trois, … Ivanof, faire le signe de croix."

Ainsi, ce qui a été ordonné a été accompli, et une impression d’enthousiasme spontané a été produit sur le Prince et sur tout ceux qui l’ont vu, même sur les soldats et les officiers, et même sur le commandant de brigade lui-même.

La même chose se fait, quoique de façon moins péremptoire, partout où des manifestations patriotiques ont lieu. Ainsi, les festivités franco-russes qui nous ont impressionné comme la conséquence directe des sentiments de la nation, ne sont pas arrivées spontanément, mais étaient préparées et arrangées très ingénieusement par la prévoyance du gouvernement français.

Aussitôt que l’arrivée de la flotte russe a été décidée, « tout de suite, » je cite encore cet organe officiel, Le Messager du Village, « l’organisation des festivités a été débuté par des comités spéciaux, non seulement dans les grandes villes sur la route un peu longue de Toulon à Paris, mais en plusieurs endroits qui en sont éloignés.

« Des contributions étaient reçues de partout pour défrayer les dépenses de l’accueil. Plusieurs villes ont envoyé des délégations à notre ambassadeur de Paris, priant qu’il soit permis à nos marins de les visiter, même pour une journée ou une heure.

Les municipalités de toutes ces villes que nos marins étaient ordonnés de visiter ont votés d’immenses sommes d’argent – plus de cent milles roubles – pour faire la promotion des festivités et réjouissances, et exprimaient qu’ils étaient prêts à consacrer une somme encore plus grosse, si nécessaire, dans le but de rendre l’accueil aussi magnifique que possible.

« À Paris même, en plus de la somme votée par la municipalité de la ville, un gros montant d’argent à été quêté en contributions volontaires par un comité privé pour la gamme des divertissements, et le gouvernement français a décrété plus de cent milles roubles pour la réception des visiteurs russes par les ministres et autres autorités. En plusieurs endroits que nos marins étaient dans l’impossibilité de visiter, il a été décidé de garder le 13 octobre comme un jour de fête en honneur de la Russie. Un certain nombre de villes et de départements ont décidé d’envoyer des députés spéciaux à Toulon et Paris pour accueillir les visiteurs russes, pour leur donner des présents en souvenir de la France, ou de leur envoyer des adresses et des télégrammes de bienvenu.

« Il a été décidé partout de considérer le 13 octobre comme un jour de fête nationale dans les annales de la France, et de donner un jour de vacance à tous les écoliers, et à Paris deux jours.

Les soldats en train de subir certaines sentences étaient pardonnés, afin qu’ils puissent se souvenir avec gratitude de l’heureux 13 octobre dans les annales de la France.

« Pour mettre le public qui le souhaitait en état de visiter Toulon et de participer à la réception de l’escadron russe, les chemins de fer ont réduit leurs tarifs de moitié, et organisés des trains spéciaux.

Et de cette manière, quand par une série de mesures entreprises partout et au même moment, — toujours grâce au pouvoir entre les mains du commandement du gouvernement, — une certaine partie des gens, principalement l’écume, les foules des villes, est mis dans un état anormalement excité, on dit : Regardez cette action spontanée de la volonté de toute la nation !

Des manifestations telles que celles de Toulon et Paris, telles que celles qui ont eu lieu en Allemagne aux réceptions de l’Empereur ou de Bismarck, ou aux manœuvres à Lothringen, comme celles qui se répètent en Russie à toutes les réceptions organisées pompeusement, démontrent seulement que les moyens d’exciter une nation artificiellement qui sont actuellement dans les mains des gouvernements et des classes dirigeantes, peuvent toujours évoquer n’importe quel manifestation patriotique qu’ils choisissent, et qu’ils étiquettent ensuite de résultat des sentiments patriotique des gens.

Au contraire, rien ne prouve si nettement l’absence de patriotisme chez les gens que les démarches excessives qui sont maintenant utilisées pour son animation artificielle et les petits résultats atteint avec tant d’efforts.

Si les sentiments patriotiques sont naturels pour un peuple, pourquoi ne leur est-il pas alors permis de s’exprimer de leur propre gré, plutôt que d’être activés par tous les moyens ordinaires et extraordinaires ?

Si seulement on entreprenait en Russie pour un certain temps d’abolir au couronnement du Tsar le serment d’allégeance par le peuple, et la répétition solennelle des prières pour le Tsar à chaque office de l’église ; de renoncer aux fêtes de sa naissance et aux jours des saints, avec les éclairage et les carillons, et la fainéantise obligatoire, de cesser l’exposition publique de son portrait, de ne plus imprimer ses noms et ceux de sa famille, ainsi que les pronoms qui leur font allusion, en grosses lettres dans les livres de prière, calendriers et livres d’étude ; de cesser de l’honorer avec des livres spéciaux et des journaux distribués dans ce but ; de mettre fin à l’emprisonnement pour le moindre mot de manque de respect envers lui, — que ces choses changent pour un temps, et nous pourrions alors savoir jusqu’à quel point il est inhérent dans le peuple, dans la classe authentiquement travaillante. Comme ils en ont toujours l’assurance et comme tout étranger est en assuré, Prokophy et Ivan, les aînés du village, idolâtrent le Tsar, qui d’une façon ou d’une autre les trahit aux mains des propriétaires terriens et des riches en général.

Ainsi en est-il en Russie. Mais si seulement, de manière semblable, les classes dirigeantes en Allemagne, en France, en Italie, en Angleterre et en Amérique [ne] faisaient [pas] ce qu’ils accomplissent avec tant de persistance dans l’inculcation du patriotisme, l’attachement et l’obéissance au gouvernement actuel, nous serions capables de voir jusqu’à quel point ce supposé patriotisme est naturel pour les nations de notre époque.[1]

À partir de l’enfance, et par tous les moyens, — livres de classe, offices d’église, sermons, discours, livres, journaux, chansons, poésie, monuments, — le peuple est dans un sens rendu stupide ; ensuite, plusieurs milliers de gens sont rassemblés par la force ou à prix d’argent, et lorsque ceux-là, rejoints par les paresseux toujours présents à chaque spectacle, au son du canon et de la musique, enflammés par l’éclat et la brillance autour d’eux, commencent à crier ce que les autres crient en face d’eux, on nous dit que c’est là l’expression du sentiment de la nation entière.

Mais en premier lieu, ces milliers ou même dizaines de milliers de personnes qui crient une chose ou l’autre à ces occasions, ne sont rien qu’un dix millième de la nation entière ; et en second lieu, la plus grande partie de ces dix milles hommes qui crient et agitent leurs chapeaux, si elle n’est pas réunie par les autorités, comme en Russie, est attirée avec art par quelque sorte d’appât ; et en troisième lieu, de ces milliers de personnes, il n’y en a guère qu’une centaine qui connaît la signification véritable de ce qui arrive, et la majorité crierait et agiterait leurs chapeaux précisément de la même façon dans une intention exactement contraire ; et en quatrième lieu, la police est présente avec le pouvoir de tranquilliser et de réduire immédiatement au silence quiconque pourrait tenter de crier d’une manière qui n’est pas désirée ou demandée par le gouvernement, comme cela a été fait si énergiquement durant les festivités franco-russes.

En France, la guerre avec la Russie a été accueillie exactement avec le même zèle pendant le règne de Napoléon 1, puis la guerre contre Alexandre I, puis celle des forces alliés sous Napoléon III ; les Bourbons ont été accueillis de la même manière que la Maison d’Orléans, la République, Napoléon III et Boulanger. Et en Russie, le même accueil a été accordé à Pierre, Catherine, Paul, Alexandre, Constantin, Nicolas, le Duc de Lichtenberg, les "slaves fraternels," le Roi de Prusse, les marins français, et n’importe quel autre à qui les autorités désiraient faire bon accueil. Et c’est exactement la même chose que est arrivé en Angleterre, en Amérique, en Allemagne et en Italie.

Ce qu’on appelle aujourd’hui patriotisme est, d’un côté, seulement une certaine disposition d’esprit constamment produite et soutenue dans les esprits des gens, par les écoles, la religion et une presse subventionnée, dans le sens désiré par le gouvernement existant ; et d’un autre côté, c’est une excitation temporaire de la couche du peuple la plus basse moralement et intellectuellement, produite par des moyens spéciaux par les classes dirigeantes, et finalement acclamée comme l’expression permanente de la volonté du peuple.

Le patriotisme des états opprimés par un pouvoir étranger ne présente pas une exception. Il est également anormal aux masses travaillantes et provoqué artificiellement par les classes supérieures.

  1. Dans la version originale en anglaise il y a, suivant le style de l'époque, une négation qui est sous-entendue : "But if in like manner the ruling classes in Germany, France, Italy, England, and America were to do what they so persistently accomplish in the inculcation of patriotism, attachment, and obedience to the existing governement, we should be able so see how far this supposed patriotism is natural to the nations of our time."