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XIV.

Le patriotisme était nécessaire dans la formation et la consolidation d’états puissants composés de différentes nationalités et agissant en défense mutuelle contre les barbares. Mais dès que les lumières chrétiennes ont transformées ces pays de l’intérieur, donnant à tous un statut d’égal, le patriotisme est non seulement devenu inutile mais, entre les nations, le seul empêchement d’une union pour laquelle ils étaient préparée en raison de leur conscience chrétienne.

Le patriotisme est aujourd’hui la tradition cruelle d’une époque révolue qui n’existe pas seulement par son inertie mais parce que les gouvernements et les classes dirigeantes, conscients que leur pouvoir et leur existence même en dépendent, le provoquent et le soutiennent continuellement parmi le peuple, par la ruse et la violence.[1]

Le patriotisme est aujourd’hui comme un échafaudage qui était jadis nécessaire pour élever les murs d’un bâtiment, et qui est conservé parce que son existence profite à certaines personnes, malgré le fait qu’il présente le seul obstacle à ce que la maison soit occupée.

Depuis longtemps, il n’y a et ne peut y avoir aucun motif de dissension entre les nations chrétiennes. Il est même impossible d’imaginer comment et pourquoi les travailleurs russes et allemands, oeuvrant paisiblement ensemble aux frontières et dans les capitales se querelleraient. Et on imaginerait encore plus difficilement une hostilité entre un paysan Kazan qui fournit le blé aux allemands, et un allemand qui lui fournit des faux et des machines.

Il en est de même entre les travailleurs français, allemands et italiens. Et il serait même ridicule de parler de la possibilité d’une querelle entre les hommes de science, d’art et des lettres des différentes nationalités qui ont les mêmes buts d’intérêt commun, indépendants des nationalités ou des gouvernements.

Mais les divers gouvernements ne peuvent pas laisser les nations en paix parce que la principale, sinon la seule, justification de l’existence des gouvernements est la pacification des nations, et le règlement de leurs relations hostiles. En conséquence, les gouvernements évoquent de telles relations hostiles sous la bannière du patriotisme afin de montrer leurs pouvoirs de pacification. Un peu comme un gitan qui, ayant mis du poivre sous la queue d’un cheval et l’ayant battu dans sa stalle, le sort dehors, se cramponnant à ses rennes, et prétend qu’il peut difficilement contrôler l’animal énervé.

On se fait dire que les gouvernements sont très prudents de maintenir la paix entre les nations. Mais comment la maintiennent-ils ? Les gens vivent en relation paisible les uns avec les autres dans le Rhin. Tout à coup, une guerre commence à cause de quelques querelles ou intrigues entre les rois et les empereurs ; et nous apprenons que le gouvernement français considère nécessaire de tenir ces habitants paisibles pour français. Les siècles passent, la population est devenue accoutumée à sa situation lorsque l’animosité recommence entre les gouvernements des grandes nations, et une guerre débute sur la base des prétextes les plus vides, parce que le gouvernement allemand considère nécessaire de tenir ces habitants pour allemands : et un sentiment mutuel de mauvaise volonté est allumé entre tous les français et tous les allemands.

Ou encore les allemands et les russes vivent de manière amicale à leurs frontières, échangeant pacifiquement le fruit de leur travail ; quand tout d’un coup ces mêmes institutions, qui n’existent que pour maintenir la paix des nations, commencent à se quereller, se rendent coupables d’une stupidité après l’autre, et sont finalement incapables d’inventer quoi que ce soit de mieux qu’une des méthode les plus puériles d’autopunition, afin d’en faire à leurs têtes et de jouer un mauvais tour à leurs adversaires, — ce qui est spécialement facile dans ce cas puisque ceux qui organisent une guerre de tarifs ne sont pas ceux qui en souffrent ; ce sont les autres qui souffrent, — et ils organisent alors une guerre de tarifs comme celle qu’il y a eu récemment entre la Russie et l’Allemagne. Et un sentiment d’animosité est ainsi favorisé entre les russes et les allemands, qui est encore plus envenimé par les festivités franco-russes, et peut conduire à un moment ou l’autre à une guerre sanglante.

J’ai mentionné ces deux derniers exemples de l’influence d’un gouvernement qui est utilisée sur les gens pour exciter leur animosité contre d’autres gens, parce qu’ils sont arrivés à notre époque ; mais dans toute l’histoire, il n’y a aucune guerre qui n’a pas été tramée par les gouvernements, les gouvernements seuls, indépendants des intérêts des gens, pour qui la guerre est toujours pernicieuse même si elle est victorieuse.

Le gouvernement assure les gens qu’ils sont en danger d’invasion par une autre nation, ou d’ennemis en leur sein, et que la seule manière d’échapper à ce danger est par l’obéissance servile des gens à leur gouvernement. Ce fait est mis le plus en évidence pendant les révolutions et les dictatures mais il existe toujours et partout où le pouvoir du gouvernement existe. Chaque gouvernement explique son existence et justifie ses actions par la violence, avec l’argument que l’état des choses serait bien pire s’il n’existait pas.

Après avoir assuré le peuple de son danger, le gouvernement le subordonne au contrôle, et lorsqu’il se trouve dans cette condition, le force à attaquer une autre nation. Et l’assurance du gouvernement quant au danger d’une attaque de la part d’autres nations est ainsi corroborée aux yeux du peuple.

"Divide et impera" ["Divise et règne"]

Dans sa signification la plus simple, la plus nette et la plus indubitable, le patriotisme n’est rien d’autre que, pour les dirigeants un moyen de satisfaire leurs ambitions et désirs de convoitise, et pour les dirigés l’abdication de la dignité humaine, de la raison et de la conscience, et une fascination servile pour ceux qui sont au pouvoir. Et il est recommandé comme tel partout où il est prêché.

Le patriotisme est esclavage.

Ceux qui prêchent la paix par l’arbitrage plaident ainsi : deux animaux ne peuvent pas se séparer leur proie autrement qu’en se battant ; comme c’est aussi le cas avec les enfants, les sauvages et les nations barbares. Mais les gens raisonnables règlent leurs différents par la discussion et la persuasion, et en soumettant la décision à d’autres personnes raisonnables et impartiales. C’est ainsi que les nations devraient agir aujourd’hui. Cet argument semble tout à fait valable. Les nations d’aujourd’hui sont arrivées à l’époque du caractère raisonnable, de n’avoir aucune animosité l’une envers l’autre, et pourraient décider leurs différents de manière pacifique. Mais cet argument ne s’applique que dans la mesure où il réfère aux gens, et seulement aux gens qui ne sont pas sous le contrôle d’un gouvernement. Mais les gens qui se subordonnent à un gouvernement ne peuvent pas être raisonnables parce que la subordination est en elle-même le signe du besoin d’une raison.

Comment pouvons-nous parler du caractère raisonnable d’hommes qui promettent d’avance de tout accomplir, y compris le meurtre, que le gouvernement – c’est-à-dire certains hommes qui ont atteint une certaine position – peuvent ordonner ? Les hommes qui acceptent de telles obligations et se subordonnent de façon résignée à tout ce qui peut être prescrit par des personnes qu’ils ne connaissent pas à Pétersbourg, Vienne, Berlin ou Paris ne peuvent pas être considérés raisonnables ; et les gouvernements, c’est-à-dire ceux qui sont en possession d’un tel pouvoir, peuvent encore moins être considérés raisonnables, et ne peuvent que mal l’utiliser, et devenir étourdis par un pouvoir si fou et terrible.

C’est pourquoi la paix entre les nations ne peut être réalisée par des moyens raisonnables, des conventions et l’arbitrage, aussi longtemps que la subordination des gens au gouvernement continue, une condition toujours déraisonnable et toujours pernicieuse.

Mais la subordination des gens au gouvernement existera aussi longtemps que le patriotisme existera, parce que toute autorité gouvernementale est fondée sur le patriotisme, c’est-à-dire sur l’empressement des gens à se subordonner à l’autorité pour défendre leur nation, pays ou état des dangers qui les menacent supposément.

Avant la révolution, le pouvoir des rois français sur leur peuple était basé sur le patriotisme ; après la Révolution, le pouvoir du Comité du Bien-être Public était aussi fondé sur celui-ci ; le pouvoir de Napoléon, comme consul et comme empereur, était érigé sur celui-ci ; après la chute de Napoléon, le pouvoir des Bourbons, puis de la République, de Louis-Philippe et encore de la République était basé sur celui-ci ; ensuite celui de Napoléon III, puis encore de la République, et enfin le pouvoir de M. Boulanger reposait sur celui-ci.

C’est terrible à dire, mais il n’y a pas et il n’y a jamais eu de violence conjointe d’un peuple contre un autre qui n’ait été accomplie au nom du patriotisme. En son nom, les russes ont combattus les français et les français les russes ; en son nom, russes et français se préparent à combattre les allemands et les allemands à faire la guerre sur deux frontières[2]. Et tel est le cas non seulement avec les guerres. Au nom du patriotisme, les russes ont étouffé les polonais, les allemands persécuté les slaves, les hommes de la Commune tué ceux de Versailles, et ceux de Versailles tué les hommes de la Commune.

  1. Selon Tolstoï, cette « tradition cruelle d’une époque révolue, » le patriotisme, est maintenue à cause de l’« inertie » et « parce que les gouvernements et les classes dirigeantes le provoquent. » Tolstoï ne précise pas explicitement ce qu’il entend par « inertie » mais nous croyons que les réflexions de Simone Weil (1909-1942) sur le concept d’inertie sont susceptibles de clarifier la signification sociale qu’il a pu donner à ce mot. S. Weil qualifie l’état humain d’« inertie » comme suit : « Un autre effet du malheur est de rendre l’âme sa complice, peu à peu, en y injectant un poison d’inertie. En quiconque a été malheureux assez longtemps, il y a une complicité à l’égard de son propre malheur. Cette complicité entrave tous les efforts qu’il pourrait faire pour améliorer son sort ; elle va jusqu’à l’empêcher de rechercher les moyens d’être délivré, parfois même jusqu’à l’empêcher de souhaiter la délivrance. Il est alors installé dans le malheur, et les gens peuvent croire qu’il est satisfait. Bien plus, cette complicité peut le pousser malgré lui à éviter, à fuir les moyens de la délivrance ; elle se voile alors sous des prétextes parfois ridicules. Même chez celui qui a été sorti du malheur, s’il a été mordu pour toujours jusqu’au fond de l’âme, il subsiste quelque chose qui le pousse à s’y précipiter de nouveau, comme si le malheur était installé en lui à la manière d’un parasite et le dirigeait à ses propres fins. » (L’amour de Dieu et le malheur In Attente de Dieu, 1942). Weil dit que les « victimes du poison d’inertie » sont « les malheureux, » et ceux que Tolstoï qualifie précisément de « malheureux, » « les travailleurs, accommodants, inconsidérés…puérilement et naïvement content… » (Chap. V), semblent justement correspondre à la description de « victimes du poison d’inertie. »

    De même que selon Tolstoï l’inertie et les classes dirigeantes maintiennent la tradition cruelle, selon Weil, les êtres déracinés, qui sont inertes ou actifs, tendent à déraciner les autres : « Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie (…) on ne saurait trop encourager l’existence de milieux d’idées ne constituant pas des rouages de la vie publique ; car à cette seule condition ils ne sont pas des cadavres… il faut, tout en essayant d’empêcher les haines, encourager les différences. Jamais le bouillonnement des idées ne peut faire du mal à un pays comme le nôtre. C’est l’inertie mentale qui est mortelle pour lui. » (L’enracinement, 1949). Ceux qui « se jettent dans une activité qui tendant à déraciner [les autres] » sont, dans les termes de Tolstoï, ceux qui « sont soumis à une telle contrainte de menaces, de séductions à prix d’argents et à toute l’influence hypnotique des gouvernements que, presque sans exception, ils désertent du côté du gouvernement et entrent dans quelque emploi profitable… » (Chap. XV).

    En discutant de ses hésitations à être baptisée dans l’Église Catholique, Mme Weil explique qu’il y a une différence entre surmonter l’inertie et vaincre les obstacles : « Il existe un milieu catholique prêt à accueillir chaleureusement quiconque y entre. Or je ne veux pas être adoptée dans un milieu…(…) Il y a des moments où je suis tentée de m’en remettre entièrement à vous et de vous demander de décider pour moi. Mais en fin de compte je ne peux pas. Je n’en ai pas le droit. Je crois que dans les choses très importantes on ne franchit pas les obstacles. On les regarde fixement, aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à ce que, dans le cas où ils procèdent des puissances d’illusion, ils disparaissent. Ce que j’appelle obstacle est autre chose que l’espèce d’inertie qu’il faut surmonter à chaque pas qu’on fait dans la direction du bien. J’ai l’expérience de cette inertie. Les obstacles sont tout autre chose. Si on veut les franchir avant qu’ils aient disparu, on risque des phénomènes de compensation auxquels fait allusion, je crois, le passage de l’Évangile sur l’homme de chez qui un démon est parti et chez qui ensuite sept démons sont revenus. » (Hésitations devant le baptême : Lettre II In Attente de Dieu, 1942). Pour Weil, les obstacles sur la route du bien véritable ne pouvaient pas se franchir, se résoudre par une simple adhésion à l’Église, sous peine de risquer des « phénomènes de compensation. » La réflexion de Tolstoï sur le patriotisme se compare donc à celle de Weil sur l’Église puisque, dans les deux cas, le souci de la vérité doit prévaloir sur tout recours extérieur facile, ou action irréfléchie, pour éviter les « compensations » (Weil), ou ne pas compter sur ce qui « n’a aucun pouvoir, et est toujours enchaîné » (Tolstoï). Les "obstacles" au baptême sont profondément personnels pour S. Weil, mais Tolstoï, pour qui « le patriotisme est…le seul obstacle à ce que la maison soit occupée » (Chap. XIV), met en garde contre les « aides extérieures, » que l’on pourrait qualifier d’espèces de compensation : « Si les gens comprenaient seulement que la force n’est pas dans la force brute mais dans la vérité, ne se dérobaient pas d’elle en parole ou en action, ne disaient pas ce qu’ils ne pensent pas, ne faisaient pas ce qu’ils considèrent comme insensé et mauvais ! » ; « …la force spirituelle qui anime le monde…n’est ni dans les livres ni dans les journaux… » ; « …en entrant dans l’activité sociale…chaque homme est obligé, au moins en partie, de s’écarter de la vérité et de faire des concessions qui détruisent la force de l’arme puissante qui devrait l’assister dans la lutte, » (Chap. XVII).

    S. Weil observe l’existence de l’amour malgré l’inertie : « Il y a un seul moyen de ne jamais recevoir que du bien. C’est de savoir non pas abstraitement, mais avec toute l’âme, que les hommes qui ne sont pas animés par la pure charité sont des rouages dans l’ordre du monde à la manière de la matière inerte. Dès lors tout vient directement de Dieu, soit à travers l’amour d’un homme, soit à travers l’inertie de la matière tangible ou psychique ; au travers de l’esprit ou de l’eau. Tout ce qui accroît l’énergie vitale en nous est comme le pain pour lequel le Christ remercie les justes… » (L’amour du prochain In Attente de Dieu, 1942) Tolstoï dit semblablement : « On dirait que celui qui exprime sincèrement sa pensée doive rester seul, tandis qu’il arrive généralement que tous les autres, ou au moins la majorité, pensait et ressentait la même chose mais sans l’exprimer » (Chap. XVII).

    La tradition cruelle de patriotisme qui cause les guerres selon Tolstoï, et le déracinement qui est lié à la violence selon Weil, sont l’un et l’autre produit en partie par l’inertie, inertie que D. H. Thoreau combat en tant que « friction dans la machine, » et violence, sans distinction entre inerte et actif : « Mais quand la friction en arrive à avoir sa machine et que l’oppression et le vol sont organisés, alors je dis « débarrassons-nous de cette machine. » En d’autres termes, lorsqu’un sixième de la population d’une nation qui se prétend le havre de la liberté est composé d’esclaves, et que tout un pays est injustement envahi et conquis par une armée étrangère et soumis à la loi martiale, je pense qu’il n’est pas trop tôt pour les honnêtes gens de se soulever et de passer à la révolte. Ce devoir est d’autant plus impérieux que ce n’est pas notre pays qui est envahi, mais que c’est nous l’envahisseur. » (La désobéissance civile (1849) In Désobéir, Éd de l’Herne, 1994) Et c’est exactement la situation actuelle des français et des canadiens par rapport à l’Afghanistan, ainsi que des anglais et des américains par rapport, en plus de ce pays, à l’Irak.

  2. « [Au nom du patriotisme], russes et français se préparent à combattre les allemands et les allemands à faire la guerre sur deux frontières, » coïncide avec ce que nous savons de la première guerre mondiale, la première guerre qui aurait pu être évitée après cet essai de 1894.

    Tolstoï avait déjà signalé l’urgence de prévenir cette guerre avec « Le royaume des cieux est en vous » (1893), dans lequel il citait le comte Komaròvsky, un professeur de droit international : « L’existence même de cet esprit de rivalité favorise les probabilités de guerre : les nations, devenues incapables de soutenir l’augmentation [des dépenses liées à] l’armement, préféreront tôt ou tard la guerre ouverte plutôt que la tension dans laquelle il vivent et la ruine qui les menacent, si bien que le moindre prétexte servira pour allumer la conflagration d’une guerre général en Europe. » Et il citait aussi Signor E. G. Moneta : « C’est comme si la folie des dirigeants était passée dans les classes dirigeantes. Maintenant, il ne se battent plus parce qu’un roi a été impoli envers la maîtresse d’un autre roi, comme au temps de Louis XIV, mais en exagérant l’importance de la dignité nationale et du patriotisme, –des émotions naturelles et honorables en elles-mêmes,– et en agitant l’opinion publique d’un pays contre l’autre jusqu’à ce qu’ils arrivent à un tel point de sensibilité que ce soit assez, par exemple (même si le compte rendu s’avère faux), qu’un pays ait refusé de recevoir l’ambassadeur d’un autre pour faire éclater la guerre la plus terrifiante et désastreuse. »

    Nous ne pouvons pas appeler le meurtre d’un homme un « moindre prétexte » (Komaròvsky), un fait anodin. Par exemple, le prophète Muhammad a dit que « celui qui aura tué un [seul] homme sera regardé comme le meurtrier du genre humain » (Coran V, 35). Malgré cette réserve, essentielle pour ce qui est de la vérité, c’est ce que l’histoire retient de la guerre de 1914-1918 ; le meurtre à Sarajevo d’un seul homme, l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand de Habsbourg, par un anarchiste, aurait été le « prétexte » qui a mené aux meurtres d’environ 9 millions de personnes, auxquels on pourrait ajouter environ 18 millions de victimes de la grippe espagnole, associée aux conditions hygiéniques atroces et à la promiscuité des « chairs à canons » dans les tranchées.

    L’esprit de rivalité, les soucis d’argent (Komaròvsky) et la lâcheté (Moneta) ont pu contribuer au début de la première guerre mondiale. Mais, plus simplement, si le meurtre de l’archiduc a vraiment un rapport avec la mort de près de trente millions de personnes, tout ce qu’on pourrait appelé « dignité nationale et patriotisme » s’amalgame indissolublement avec l’esprit de vengeance, et il suffit de conclure que des millions de personnes ont agis en meurtriers. Alternativement, pour reprendre les mots de Moneta, c’est un « compte rendu faux, » puisque l’archiduc a été assassiné à l’étranger, comme si on avait « refusé de le recevoir, » alors que le meurtrier était en réalité un anarchiste. Autrement dit, le geste d’un vulgaire terroriste a prévalu sur toute la civilisation, et la « dignité nationale » a été équivalente à un égard et une soumission à la fausseté, et il suffit de dire que cette civilisation a été stupide. Et en somme, dans ces évènements, la méchanceté et la fausseté sont indissociables, comme entrevues par Tolstoï : « Le diable était un meurtrier et le père du mensonge. La fausseté mène toujours au meurtre ; et surtout dans un cas tel que celui-là. » (Chap. VI)