Page:Tourgueneff - Récits d un chasseur, Traduction Halperine-Kaminsky, Ollendorf, 1893.djvu/166

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d’eau et descendit solennellement sur un bas-fond.

Par bonheur, ce n’était pas très profond. Nous jetâmes tous ensemble un cri. Mais il était trop tard : un instant après nous étions entourés par les cadavres flottants des canards et nous avions de l’eau jusqu’au menton. Je ne puis me rappeler sans rire la mine piteuse de mes compagnons ; il est probable que la mienne ne devait pas être beaucoup plus gaie, car sur le moment, je l’avoue, je n’avais guère envie de rire. Chacun de nous tenait son fusil au-dessus de sa tête et Soutchok, sans doute par suite d’une habitude invétérée d’imiter les bârines, élevait aussi en l’air sa longue perche. C’est Ermolaï qui rompit le silence.

— Pouah ! dit-il en crachant dans l’eau, quelle affaire ! C’est ta faute ! vieux diable, vociféra-t-il en s’adressant à Soutchok. Qu’est-ce que c’est donc que ce bateau ?

— Pardon, marmotta le vieillard.

— Et toi aussi, continua Ermolaï en retournant vers Vladimir. Que regardais-tu donc ? Pourquoi as-tu cessé de puiser. Tu… tu, tu, tu…

Vladimir ne répliqua pas ; il tremblait comme une feuille, ses dents ne se rencontraient plus. Il avait sur la face un sourire de stupeur. Où étaient son éloquence, son tact, sa dignité ?