Page:Tourgueniev, Terres Vierges, ed. Hetzel.djvu/144

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faire sentir qu’on a bien quelque chose à dire, mais qu’on aime mieux se taire.

Golouchkine recommença ses critiques, puis tout à coup se mit à faire l’éloge de la jeune génération : « Quels gaillards intelligents ! oh ! oh ! quels gaillards ! »

Solomine l’interrompit pour lui demander de quels jeunes gens il parlait, et où il les avait rencontrés.

Golouchkine éclata de rire selon son habitude, et répéta à deux reprises :

« Oh ! vous verrez ! vous verrez ! »

Puis, il interrogea Solomine sur sa fabrique et sur son « filou de patron ». Solomine ne répondit que par monosyllabes. Là-dessus, Golouchkine versa du champagne à tout le monde, et, se penchant vers Néjdanof, lui cria à voix basse :

« À la république !… »

Et houp, il engloutit son verre d’une lampée.

Néjdanof fit semblant de boire ; Solomine s’excusa, disant qu’il ne buvait jamais de vin dans la matinée ; Markelof, d’un air de colère, vida résolument son verre jusqu’à la dernière goutte. L’impatience le rongeait visiblement. Nous sommes là à nous goberger, semblait-il dire, et nous n’abordons pas la question !

« Messieurs ! » s’écria-t-il enfin d’un air bourru en frappant sur la table…

Mais, au moment où il allait prendre la parole, on vit entrer un individu aux cheveux bien lisses, à l’air maladif, doué d’un de ces museaux qu’on nomme chez nous goulots de carafe. Il était vêtu du cafetan de nankin que portent d’ordinaire les marchands, et s’avançait avec prudence, les bras écartés. Cet individu salua la compagnie et chuchota quelques mots à l’oreille de Golouchkine.

« Tout de suite, tout de suite ! répondit celui-ci avec précipitation. Messieurs, ajouta-t-il, je vous prie de m’excuser… Vassia que voilà, mon commis, vient de m’insinuer une certaine chose qui me force à m’absenter