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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/3

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I

J’habitais alors avec ma mère une grande ville maritime. Je venais d’avoir dix-sept ans, et ma mère n’en avait pas plus de trente-cinq. Elle s’était mariée fort jeune. Quand mon père mourut, je venais d’entrer dans ma septième année ; mais je conservais de lui un souvenir très clair et très complet. Ma mère était une femme de petite taille, blonde, avec un visage charmant, mais toujours triste, la voix douce et fatiguée, les mouvements timides ; elle avait été dans sa jeunesse connue pour sa beauté, et elle était restée toujours attrayante. Je n’ai jamais vu d’yeux plus tendres, de regards plus profonds, de cheveux plus fins, de mains plus élégantes. Je l’adorais, elle m’aimait aussi. Et pourtant notre existence s’écoulait sans gaieté.

Il semblait qu’un chagrin secret, inguérissable et immérité, rongeât constamment, chez ma mère, la racine même de sa vie. Ce chagrin ne s’expliquait pas seulement par les regrets que lui causait la mort de mon père, quelque poignants qu’ils fussent, quelque