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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/6

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che mon père, qui n’est pas mort, et qui se cache de nous dans une de ces maisons. Et voilà que je franchis une porte basse et sombre, je traverse une longue cour, encombrée de poutres et de planches ; je pénètre enfin dans une petite chambre au rez-de-chaussée éclairée par deux fenêtres rondes.

Au beau milieu de cette pièce, se tient mon père, en robe de chambre et fumant une pipe. Il ne ressemble en rien à mon véritable père, il est grand, maigre, a les cheveux noirs, le nez crochu, les yeux mornes, perçants et sinistres. On peut lui donner quarante ans. Il semble mécontent de ce que je l’aie découvert ; et moi-même, je ne me sens nullement joyeux de notre rencontre. J’en reste tout ébahi. Il se détourne, et, tout en marchant à petits pas, il se met à marmotter je ne sais quoi. Puis il s’éloigne peu à peu, sans cesser de marmotter et de me jeter des regards par-dessus l’épaule, comme une bête fauve qui s’enfuit.

La chambre s’élargit et disparaît dans une sorte de brouillard. Je me sens saisi d’épouvante à l’idée que je le perds encore ; je me précipite sur ses traces ; mais il a disparu aussi, et je n’entends plus que ce marmottement grognon, semblable à celui d’un ours. Le cœur me manque, je m’éveille en sursaut, et de longtemps ne puis plus m’endormir. Toute la journée suivante, je ne pense qu’à ce rêve.

IV

Le mois de juin était arrivé. À cette époque de l’année, la ville que nous habitions, ma mère et moi, s’animait beaucoup. Quantité de vaisseaux arrivaient au port ; nombre de figures nouvelles paraissaient dans les rues. J’aimais alors à flâner le long du grand quai, où se pressaient les cafés et les auberges ; j’aimais à contempler les figures hétéroclites des matelots et d’autres personnages assis