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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/110

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ler avec déférence sans doute (ici le général étendit la main), nous devons indiquer d’un doigt de citoyen l’abîme vers lequel tout se précipite. Nous devons avertir, crier avec une respectueuse fermeté : « Revenez, revenez en arrière. » Voilà notre devoir.

— Il est pourtant impossible de revenir complètement sur ses pas, remarqua d’un air rêveur Ratmirof.

— Complètement, complètement, mon très cher. Plus nous irons en arrière, et mieux ce sera, répliqua l’indulgent général en souriant, et en regardant encore avec bienveillance Litvinof, lequel perdit patience.

— Nous faudrait-il donc reculer jusqu’à l’époque des boïards, mon général ? demanda-t-il.

— Eh ! pourquoi pas ? J’exprime mes opinions sans restrictions ; il faut tout refaire… oui… refaire tout ce qui a été fait.

— Même le 19 février[1] ?

— Même le 19 février — en tant que cela est possible. On est patriote ou on ne l’est pas. Et la liberté ? me dira-t-on. Croyez-vous que cette liberté paraisse tellement douce au peuple ? Interrogez-le…

— Essayez de la lui ôter, dit Litvinof.

— Comment nommez-vous ce monsieur ? chuchota le général à Ratmirof.

  1. C’est le 19 février 1861 que l’empereur Alexandre II a décrété l’émancipation des paysans.