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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/135

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chargé de mettre à la raison. Il jouissait d’un extérieur attrayant et singulièrement juvénile. Blanc et rose, souple et galant, il avait de grands succès dans les salons : les douairières en raffolaient. Prudent par habitude, silencieux par calcul, le général Ratmirof, semblable à l’abeille laborieuse qui extrait des sucs précieux des plus vilaines fleurs, ne cessait de fréquenter le plus grand monde, et sans aucune instruction, sans aucune morale, mais avec du flair, de l’esprit de conduite, et surtout avec l’inébranlable résolution d’aller aussi loin et aussi haut que possible, il ne voyait plus d’obstacles sur son chemin.

Litvinof eut un sourire forcé, Irène haussa seulement les épaules.

— Eh bien, dit-elle d’un ton sérieux, avez-vous vu le comte ?

— Comment donc, je l’ai vu. Il m’a chargé de te saluer.

— Ah ! et il est toujours aussi bête, votre protecteur ?

Le général Ratmirof ne répondit rien ; il accorda seulement à la précipitation de cet arrêt féminin ce léger sourire que les saillies enfantines provoquent chez l’homme mûr.

— Oui, ajouta Irène, votre comte est déjà par trop bête.

— C’est vous-même, remarqua entre ses dents le général, qui m’avez envoyé auprès de lui. Puis, se tournant vers Litvinof, il lui demanda en russe s’il prenait les eaux de Baden.